Le choix d'écrire un midquel me paraît toujours hasardeux, surtout lorsqu'il touche aux protagonistes de la série originale. Comment alors justifier que des évènements d'une telle importance que ceux qui sont dépeints ici n'aient aucun impact sur la chronologie principale ? Et si la seule solution est d'user de ficelles narratives aussi éculées que l'amnésie (ici collective et induite), pourquoi ne pas plutôt écrire un spin-off ? La réponse me paraît claire : pour le fan service.
Et à vrai dire je suis plutôt bon client, j'ai initialement trouvé très sympa de retrouver le gang ; que ce soient Croaker, Elmo, Goblin ou encore One-Eye, les membres de la Compagnie m'avaient manqués. Malheureusement on se rend rapidement compte qu'à l'exception de Croaker, passé les deux premiers chapitres, aucun d'eux n'aura d'importance dans l'intrigue... Otto et Hagop disparaîtront complètement, les trois sorciers se partageront au mieux dix lignes de dialogues en 300 pages, Limper n'aura droit qu'à l’occasionnel name-dropping à la suite d'un caméo inconséquent... De nombreux personnages seront d'ailleurs ensuite introduits pour les remplacer, de manière plus ou moins réussie, ce qui me conforte dans l'idée que Glen Cook aurait mieux fait d'en faire un spin-off.
Tel que je le comprends (et je l'ai découvert après avoir terminé ma lecture), Port of Shadows est en fait l'association de trois nouvelles, écrites entre 2010 et 2014, qui ont ensuite été réécrites et enrichies pour en faire un unique roman. Cette approche ajoute à l'entreprise une difficulté structurelle supplémentaire et la qualité de la narration s'en ressent. On comprend alors pourquoi l'intrigue a tant de difficultés à démarrer et pourquoi il existe un tel décalage entre les deux premiers chapitres et le reste du livre. On comprend aussi pourquoi certains personnages disparaissent soudainement et pourquoi d'autres, comme Chodroze ou Buzz, deux nouvelles additions à un cast déjà bien rempli, n'ont finalement qu'un rôle qu'il serait même difficile de qualifier de mineur.
Ce que je pense être la fusion de trois nouvelles couplée à l'exigence d'unité de lieu engendre aussi quelques bizarreries. Par exemple, je trouvais étrange les nombreuses (mais ponctuelles) références à la culture japonaise. La Compagnie Noire a toujours su varier les décors et s'inspirer de différentes cultures, bien entendu, mais il me semblait que Glen Cook faisait alors preuve de plus de subtilité. La ville d'Aloe telle qu'elle est présentée, et la religion d'Occupoa, n'ont rien de japonais, comment se fait-il alors que Rain, et spécifiquement Rain, prêtresse d'Occupoa née et élevée à Aloe, porte un yukata ? pourquoi a-t-elle nommé ses enfants Shin et Baku ? Ce mystique oriental qui l’entoure me paraît forcé et je pense maintenant avoir l'explication du pourquoi.
De manière générale la narration peine à avancer et on sent que l'auteur tire sur la corde pour rallonger un roman qui, s'il se contentait du matériau d'origine, serait probablement trop court par rapport aux canons du genre. Entre autres, Port of Shadows est terriblement redondant. Je ne compte plus le nombre de fois ou Baku qualifie Croaker de "clueless" par exemple. Glen Cook fait le choix de maintenir Croaker hors de l'action, probablement car les scènes d'action en question n'étaient à l'origine pas présentes dans les nouvelles ou seulement sous forme d'ellipses. La justification est que ses supérieurs ne veulent pas qu'il en sache trop pour éviter qu'un espion puisse obtenir des informations sensibles en subtilisant les Annales. Pourquoi pas après tout ? Cette approche amène cependant son lot de problèmes, notamment le fait que Croaker ne sait rien et n'a rien a raconter... Alors, effectivement, il peut être occasionnellement intéressant de suivre le fil de ses diverses spéculations mais une trop grande part du livre y est consacrée. Et si on ajoute à ça son amnésie le résultat alors obtenu est bien trop répétitif à mon goût.
Ce que je trouve dommage c'est qu'en élaguant il aurait sans doute été possible de faire de Port of Shadows un grand roman. Certaines scènes d'interactions entre Rain, Croaker et Baku sont réellement excellentes et les interludes au temps de la Domination, quasi tous de qualité, étendent habilement la mythologie de la Compagnie Noire. Mais en l'état je ne peux être que déçu par ce dernier tome.