Possession Point est un livre périlleux.
Il annonce un voyage mais, dès la première page, soumet le lecteur à une incroyable immersion. Une noyade dans les flux et reflux de la psyché de sa narratrice, Anis, et dans les méandres d'un univers aussi nuancé et complexe (et pour cause !) que celui dans lequel nous vivons.
Le courant de la pensée d'Anis, de l'expression de son coup de foudre fatal pour un être extraordinaire (Jay peut, il me semble, aisément être qualifié d'homme idéal, en termes de charme sulfureux, noblesse de caractère, et tempérament), de l'obsession éperdue qui l'attache à ses pas, est véritablement 'intoxiquant' - pour reprendre un terme cher à l'autrice ! On se retrouve dans sa tête, dans on coeur et... partout ailleurs (...hem) avec une intensité rarement connue en littérature. Ce flux verbal, à la fois enfiévré, glacé et volcanique avale le lecteur avec une efficacité imparable. Cet effet est conforté par le mode de narration très cinématique (flashbacks, mise en lumière ou exergue, exempli gratia...) qui ressemble tout à fait à ce que nous expérimentons lorsque nous cherchons à démêler les raisons d'un problème via grande introspection. Ce choix narratif nous dévoile aussi par pans et touches le monde alternatif (féerique urbain) dans lequel l'héroïne elle-même effectue une plongée sans retour.
Léa Silhol est une autrice (et au-delà une femme) très engagée, et l'univers de Frontier a toujours été une restitution au vitriol des errements de notre société. Mais elle a le talent presque diabolique de nous dispenser sa leçon de façon "interne", sans jamais devenir lourde, docte, ou didactique. Dans cet univers violent, cruel, à beaucoup de niveaux terribles, elle orchestre avec la maestria qu'on lui connaît des zones de lumière éclatantes, de véritables rédemptions et états de grâce que je n'ai jamais trouvés chez un autre auteur. Si les fays sont des créatures magiques, elle dépasse le cliché de "la lumière vient de la féerie" (ce qui serait un peu 'raciste', non ?). C'est dans l'engagement, la fraternité, l'amour fou et les choix humains que cette lumière fuse et s'accomplit.
Si tant de lecteurs ont en quelque sorte trouvé une patrie en Frontier, c'est sans doute à cause de cela. La ville-fée justifie et exalte cette partie de nos êtres qui ne se contente pas de la tristesse froide du monde et de la "loi de la jungle". Frontier est le porte-voix de ce cri présent chez nombre d'entre-nous : "cela ne devrait PAS être ainsi". Frontier nous vérifie, et nous justifie. Elle fait partie de ces merveilleuses utopies qui deviennent pour le lecteur un refuge et un cocon. On en vient à tant connaître et aimer les personnages de cette fabuleuse communauté qu'ils nous sont plus familiers, compréhensibles et indispensables que notre propre entourage. C'est là, très certainement, une des meilleures choses que l'on peut trouver en Littérature, et l'objet de bien des recherches ! ;)
Silhol est une grande styliste. L'une des plus grande que compte ce pays, d'après les critiques et essayistes. Je pense qu'elle est simplement LA plus grande que ce pays ait vu depuis longtemps, tant elle passe d'une plume à l'autre plus aisément qu'on ne change de vêtements. Souvent comparée à Shakespeare pour la dramaturgie théâtrale, à Tolkien pour la complexité et l'érudition de ses univers, et aux grands poètes classiques, elle passe sans ciller une seconde au polar, à la littérature coup-de-poing contemporaine, et au slam (voir le texte "Shinéar", somptueuse prouesse stylistique !). Possession Point pourra alors troubler, peut-être, ceux qui sont restés endormis dans les fleurs vénéneuses de "La Sève et le Givre", sans se plonger dans "Musiques de la Frontière" ou l'incroyable livre expérimental "Fovéa".
La langue de la rue règne en maître dans "Possession Point", le gouaille, la jacte, les jeux de mots et codes récurrents entres amis. Pourtant, assez souvent pour faire dérailler le coeur, et toujours par surprise, le texte s'envole, la voix sonne comme un violoncelle ou un tambour. Et il est impossible, pour les lecteurs déjà tombés dans les filets de la Tisseuse, de confondre cette voix unique, fabuleuse, avec aucune autre. La beauté de certains passages serre la gorge jusqu'à l'explosion. La phrase s'envole et soudain... on entend la musique. Comme si une bande son était encapsulée, invisible, sous le tracé des mots.
Ceux qui ont lu la nouvelle Vado Mori savent évidemment tout du long quel est le "crime" qu'Anis cherche à expier sur cette route. Mais je suppose que pour le lecteur qui ne connaît pas déjà les bases de cette histoire, le suspense doit être haletant, et rendre le livre difficile à lâcher. Pour ceux qui connaissent déjà tenants et aboutissants, la tension est déjà extrême. On peine à refermer le volume comme on rechignerait à quitter la compagnie d'excellents amis.
On rit beaucoup dans "Possession Point", on se révolte, on perd le souffle (ce livre, soyez-en avertis, est très... hot !), et on tombe en larmes, parfois aussi. Comme dans la vie. C'est un livre qui n'est jamais là où on l'attend, qui nous prend toujours par surprise, nous caresse et nous moleste tour à tour, et ne laisse pas indemne.
Mais surtout... c'est une histoire prodigieuse, qui nous montre de façon éclatante (comme toujours avec cet auteur ?) que la littérature de genre peut être de la grande littérature, sans pour autant devenir pompeuse, longue et lourde, et ennuyeuse à mourir.
Un très grand livre, donc, joyeux et féroce, unique en son genre, et absolument (de mon point de vue) indispensable pour révoquer le gris du ciel.
Je l'ai attendu dix ans. Je n'ai pas attendu pour rien. :)