Louable de conviction, peinant à convaincre, posant plus de questions qu'il ne peut en résoudre...

Publié en 2010, et venant de paraître en français, le troisième livre de Muhammad Yunus interpelle à plus d'un titre, en espoir comme en doute.

On n'y trouvera pas de concepts nouveaux, l'auteur se contentant d'un rappel à propos du micro-crédit (objet de son premier livre, "Banker to the Poor", 2003), d'une mise à jour bienvenue sur les évolutions récentes du projet-phare, Grameen Danone, dont la genèse était racontée dans le deuxième ouvrage, et d'une généralisation / amplification du plaidoyer et du prosélytisme en faveur du "social-business", dont la définition et l'explication, souvent passionnantes, étaient l'objet principal de ce même deuxième ouvrage ("A World Without Poverty", 2008 - "Vers un nouveau capitalisme" en français).

En guise de rappel, et en simplifiant à outrance, le "social-business" désigne des activités à vocation exclusivement sociale, ne cherchant jamais à dégager du profit pour leurs actionnaires "bienveillants", mais devant s'autofinancer en utilisant toute la panoplie des méthodes modernes de management et d'innovation.

Rappelons également tout le bien authentique que nous pensons de cet activisme social qui pense ET agit, et qui, tout en dressant un terrible constat d'échec du capitalisme libéral contemporain, déploie un formidable optimisme humaniste, qui déplace certainement des collines, à défaut peut-être des montagnes espérées...

L'intérêt principal, en dehors de la description de quelques "cas d'entreprise" récents (essentiellement les réalisations du bienveillant (traduction directe mais pas totalement adéquate ici de l'anglais "benevolent") conglomérat Grameen, seul ou en partenariat avec de grands groupes capitalistes "classiques" tels Danone, Veolia, BASF, Intel ou Adidas) réside sans doute dans les manques et les creux de l'ouvrage, ce qui nous permet de proposer, constructivement, quelques questions :

a) D'un point de vue strictement "business", il est surprenant (vraiment) de découvrir une fraîcheur qui confine trop souvent à la naïveté en matière de mise en marché des produits / services Grameen montés en partenariat. Telles que racontées - certes à destination d'un très large public, donc sans excès de technicité -, et même en approuvant le principe chaleureusement défendu par M. Yunus d' "apprendre en marchant", pour éviter l' "analysis paralysis", les erreurs commises, et reconnues dans le livre avec beaucoup d'honnêteté, ressemblent énormément à des "erreurs de débutant", qu'un minimum de recherche marketing terrain préalable devrait avoir évitées... Curieux, donc.

b) Le livre tente de creuser, au-delà des sains principes développés dans "Vers un nouveau capitalisme", les modalités pratiques de fonctionnement d'un "social-business", et bute rapidement sur quelques questions très pratiques, difficiles et donc largement éludées :

- on ne vise pas de profit actionnarial dans la durée, mais le capital initial doit être "remboursable" : or, tant que ce "point mort capitalistique" n'est pas atteint, il importe donc de dégager un surplus de profit au-delà des nécessités d'autofinancement de la croissance... Le livre reste muet sur ce point.

- au tardif détour d'une phrase, la nécessité de constituer des réserves financières en cas de crise ou de coup dur est mentionnée... Or l'observateur sait bien que c'est là l'excuse la plus couramment utilisée "en interne" par les entreprises pour maximiser le profit à court terme. Même lorsque ce profit est distribué aux actionnaires, ceux-ci indiquent bien entendu pouvoir recapitaliser l'entreprise en cas de "besoin" : l'expérience montre (et les études existent) que cette recapitalisation significative dans la tourmente intervient dans moins de 3 cas sur 5, l'actionnariat "moderne" préférant de loin les réductions de coûts ultra-agressives, voire les dépôts de bilan... Le livre est également muet sur ce point.

- le livre insiste plusieurs fois sur l'aspect "magique" du social-business pour l'état d'esprit de ses salariés : puisqu'ils travaillent pour satisfaire un besoin social, et non à la génération de profit actionnarial, ils sont heureux et dégagés de la pression et de la sensation d'étouffement de l'entreprise capitaliste classique. Au-delà de l'aspect psychologique auto-justificatif, a priori indéniable, la réalité de cette "disparition" de la "sur-pression à l'efficacité" supposerait que les deux points ci-dessus soient résolus, ce qui ne semble pas être le cas...

- seulement évoquée et rapidement évacuée, la question de la concurrence entre entreprises à but lucratif et "socio-business" se pose dès que l'on quitte le terrain des activités réputées non solvables (et même pour celles-ci une fois qu'un socio-business a ou aura démontré qu'elles sont en réalité solvables)...

Il me semble que ces questions devraient titiller l'imagination et l'ingéniosité de tous ceux soucieux de développer des activités socio-économiques dans le sens indiqué par Muhammad Yunus...

c) De manière beaucoup plus macro-économique et politique, un double tabou, extrêmement puissant, transparaît à la lecture, et beaucoup plus marqué que dans les deux premiers ouvrages :

- pour Yunus, l'État ne peut pas être acteur de cette évolution. Un salarié de l'État est par définition un non-acteur, écrasé par la bureaucratie, la politique et/ou la corruption. Pourtant, si l'on veut bien mettre de côté un instant les bureaucraties idéologiques de type stalinien et les gouvernements nourriciers - que connaissent hélas trop de pays il est vrai -, des centaines d'initiatives, dans le monde et au fil des années, montrent que l'État peut être le plus responsable des "actionnaires à long terme", tout en permettant à ses salariés de déployer peu à peu un état d'esprit de type "entrepreneurial". Le livre rejette cette possibilité d'emblée, par principe.

- la redistribution n'est pas souhaitable : la croissance éternelle permise par la libération bienveillante de l'initiative fait que les riches deviennent librement plus riches, et les pauvres forcément moins pauvres. Postulat redoutable, soutenu - et avec bien des difficultés - par à peine deux siècles d'histoire occidentale...

En perspective, il faut garder à l'esprit que ce livre, malgré l'optimisme serein qu'il dégage, est aussi écrit dans une période de tempête pour l'auteur : profitant des déboires d'une frange du micro-crédit en Inde, du montage en épingle de quelques personnalités malhonnêtes ayant pu opérer dans le secteur, et de l'appétit de pouvoir et de mainmise à peine dissimulé de l'État bangladais, les critiques ont fusé ces derniers mois en direction du prix Nobel de la Paix 2008... La vigoureuse et intelligente préface de Maria Nowak intervient d'ailleurs à point pour défendre les acquis, balayer les critiques et appeler à résister à la tentation (visiblement trop présente chez certains) de "jeter le bébé avec l'eau du bain".

Au nombre des détracteurs, on trouve d'ailleurs fort logiquement des tireurs venant de la droite, pour qui toute personne refusant de croire intégralement à la "Fable des Abeilles" (Mandeville, 1714), qui fonde largement sur une fiction capitalisme et libéralisme, est proche du dangereux criminel, et des tireurs venus de la gauche, pour qui seule une condamnation sans appel du capitalisme - son contenu d'efficacité gestionnaire y compris - serait recevable...

En refermant l'ouvrage, on ne pourra que s'interroger, peut-être pour la première fois de manière aussi forte, sur la position réelle de Muhammad Yunus : bien que venant d'une idéologie d'économiste classique, il est visiblement trop intelligent pour ne pas déceler les évidentes contradictions et les nombreux "points aveugles" de ses propositions. Il fait le pari d'avancer néanmoins. Est-ce par conviction sur la vertu du chemin, et sur la faculté à traiter les problèmes au fur et à mesure ? Ou par nécessité de ne pas froisser les grands philanthropes américains et les groupes industriels classiques qui sont devenus ses partenaires privilégiés, en même temps que les bailleurs de fonds de toutes les nouvelles initiatives entreprises, et pour qui tout relent de critique radicale de la mécanique capitaliste, sans parler d'analyses marxisantes, vaudrait probablement condamnation instantanée au bannissement ?

Développements à suivre avec intérêt, bien entendu !
Charybde2
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le 22 sept. 2011

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Charybde2

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