C'est une histoire d'amour. Lucienne ; Le Dieu des Corps ; Quand le navire... Trois livres en un seul, Psyché, qui parle de l'amour de Lucienne et de Pierre Febvre. Il faut que j'explique pourquoi j'ai tout (ou presque) aimé dans ce roman, et que pourtant il m'inspire plutôt une moue perplexe. Peut-être parce que sa "colonne vertébrale" est faite de choses très appréciables en elles-mêmes, mais que ce ces choses ne vont pas bien ensemble. Psyché est fait de contrastes embêtants, lacunaires. Au premier chef, le style de Romains peine à rendre compte de la beauté de ce que les protagonistes sont en train de vivre. Au moins pendant les deux tiers du livre.
Lucienne mais surtout Pierre ne se contentent pas de vivre leur amour, ils l'étudient. C'est assez drôle, mais parfois on dirait moins un couple que deux collaborateurs scientifiques comparant leurs travaux respectifs. De l'amour à la science, et inversement, il y a quelque chose des Affinités électives où Goethe expliquait l'union des êtres en les comparant à des éléments chimiques se combinant ― Pierre Febvre avance une première théorie qui y ressemble assez. Dans cette continuité, il explique pourquoi la séparation physique (quelle que soit sa durée), ou même cette sorte d'errance propre à "l'amour libre" est insupportable**. Seulement cette façon d'étudier leur amour (toujours pendant qu'ils le vivent, jamais à posteriori) reflète perpétuellement une certaine cassure plutôt que l'union parfaite.
Non seulement parfaite, mais "magique". Une espèce de religion, qui leur permet de séparer le corps et l'esprit ― mais cette séparation semble les gêner aux entournures, puisqu'ils passent sans cesse de l'un à l'autre, indécis, confus, le cul entre deux chaises. Pierre se voit lui-même comme un être rationnel, un esprit scientifique, et c'est ainsi qu'il se montre aux autres personnages ainsi qu'au lecteur (de façon plutôt convaincante à ses moments, je dois dire). Pierre amoureux est une sorte d'agnostique qui voudrait être croyant. Un esprit à la recherche des faits pouvant donner à croire et en fait peu soucieux de la réalité. Pierre a le cul entre deux chaises.
Mais quelle est donc sa croyance ? Cela n'est pas très clair. Un des motifs qui m'a incité à lire Psyché, est l'idée qu'il développe une notion esthétique inventée par Jules Romains, et presque une philosophie : l'unanimisme. De quoi s'agit-il ? J'ai trois pistes : 1) L'idée selon laquelle il y a une âme collective (Wikipédia me conforte en partie là-dedans) 2) L'abolition des distances par une faculté d'omniscience de certaines (rares) personnes, c'est l'amour qui permet cela.
Peut-être que le premier cas de figure explique le deuxième, en posant que ces omniscients accèdent à l'âme collective. Et enfin 3), Un principe d'identification.
Le troisième point m'amène à parler plus en détail de Lucienne, narratrice de la partie qui porte son nom, une sorte d'introduction, elle nous échappe ensuite pour se réfugier, grosso modo, dans l'interprétation de Pierre. Elle aussi intellectualise son amour (pas seulement, d'ailleurs, et elle intellectualise des choses que Pierre n'aurait pas idée d'intellectualiser) mais pas avec un esprit scientifique (ni même l'intention d'en avoir un). C'est un être profond et poétique, peut-être plus facile à exploiter littérairement pour Jules Romains. Le principe d'identification dont j'ai parlé s'applique à ses perceptions de l'espace, des êtres, du silence et de la musique (car elle musicienne). Elle s'identifie et ressent tout et tous avec une acuité exceptionnelle. Ses impressions prennent une importance démesurée, s'attardant sur les moindre, les développant avec une sensibilité qui intrigue sinon émue. Elle peut faire l'effet d'être perdue dans ses rêveries, mais n'en est pas pour autant ennuyeuse. Elle est ambiguë dans le fait d'être à la fois sainte et érotique, mais peut-être est-ce un peu Pierre qui l'interprète comme cela.
Après tout, cette lecture a porté ses fruits, et ils sont fascinants. Mais je n'ai pas assez dit que cela était tout de même un peu trop laborieux. Toutes choses égales par ailleurs, je ne regrette pas cette lecture, et je la recommande de façon appuyée.
** : Autre similarité, autre référence littéraire, par rapport à l'amour libre dont je parlais plus haut et par rapport à l'union des êtres, cette façon de voir que développe Jules Romains par ses personnages pourrait être perçue comme une réponse à l'un des personnages les plus fort du roman de Ludwig Lewisohn, Crime passionnel. Je ne me referai pas. Ce genre de rapprochements m'émeuvent toujours.
J'ai cessé de me regarder. Je ne pense plus à moi. Je ne pense à personne. Mais je comprends maintenant qu'on puisse regarder pendant des heures le contour d'une narine, l'inflexion d'une lèvre, et n'en avoir jamais fini. Le regard a besoin de suivre encore une fois la ligne du nez et de la joue, de presser, d'épouser cette ligne encore une fois, d'en éprouver encore une fois le pouvoir irrésistible. L'âme dit "Dévaste-moi, beau visage. Emplis-moi si tu le peux. Mais tu ne le peux pas. Car c'est toi qui creuses indéfiniment le gouffre où tu te précipites."
Lu du 4 juillet au 1er août 2023 - 532 pages - Folio.