Il y a un certain philosophe français du nom de J.P Sartre qui a lu et apprécié l'œuvre d'un certain Martin Heidegger au 20ème siècle...ce qui valu à ce dernier d'être de plus en plus lu, étudié et considéré avec tout le sérieux légitime concernant son œuvre malgré quelques "égarements" politiques durant la seconde guerre mondiale (à croire que l'élite intellectuelle d'il y a 60 ans savait plus faire la part des choses alors même qu'elle avait moins de recul que nous...c'est dire!).
Si je parle de J.P Sartre c'est parce que le début de son ouvrage "L'Être et le Néant" est consacré à l'origine de la négation et il est clair qu'une partie non négligeable de ses idées provient de la pensée de Heidegger. Mais là où Sartre fait de la négation un processus qui incombe originellement à la liberté humaine (fiction à laquelle Sartre est très attaché), Heidegger en fait un problème bien plus primordial et massif (comme d'hab quand on le compare à Sartre)...un problème métaphysique vertigineux, abstrait (plus encore que chez Sartre) et douloureusement complexe.
Heidegger fait partie de ces philosophes géniaux dont la pensée se mérite et dont l'accès peut s'avérer foncièrement décourageant et pénible. Son grand ouvrage "Être et Temps" (qui date de 1927, insistons bien là dessus et rappelons-le car il y a pas mal de crétins qui ont du mal à l'accepter et excellent dans l'art des interprétations douteuses et anachroniques) développant une ontologie fondamentale compte sans doute parmi les chefs d'œuvres les plus inaccessibles de l'histoire de la philosophie. Bien entendu Heidegger n'est pas le premier philosophe difficile d'accès, Hegel était, par exemple, assez proche en terme de terminologie massive et ardue mais Heidegger possède en plus le talent de recourir à des néologismes (volontaires) et des tournures syntaxiques qui visent à épuiser au maximum les mots et leurs sens initiaux...comme s'il espérait par là épuiser aussi bien le sens du concept que le lecteur lui-même.
Bref, avant de lire "Qu'est-ce que la métaphysique?" qui, en apparence, ne s'avère pas compliqué et même assez pédagogique (puisque l'on croit que l'on va avoir droit à un cours magistral de Heidegger sur un sujet classique) il vaut mieux être prévenu de la teneur générale du truc...sinon il y a de quoi avoir envie de jeter le livre à l'autre bout de la pièce et de ne plus avoir envie d'y toucher. L'objectif est double ici pour Heidegger : -Aborder la question vertigineuse du néant plutôt que la nature de la métaphysique en tant que telle (c'est la première question qui le conduit vers le deuxième axe de réflexion). -Donner un mini cours de rattrapage concernant la doctrine de l'existence humaine et son rapport à la mort présente dans Être et Temps de façon ultra condensée et synthétique.
La structure de la leçon que Heidegger développe ici est assez difficile à saisir (même si celui-ci fait preuve de rigueur en terme de transitions, son style reste le plus souvent confus et obscur) : ça commence avec de l'ontologie massive où l'on s'interroge sur le sens même qu'il y a à considérer le néant comme du non-être ou à l'envisager comme autre chose que comme une négation d'un point de vue logique sachant que le néant, par sa nature, ne peut correspondre à aucun être. Or, si le néant n'est pas un être mais qu'il est bien présent au niveau de notre structure de pensée (comme négation de quelque chose) où se situe son origine? D'après Heidegger ça ne fait aucun doute : le néant provient bien d'un élément constitutif de notre être qui est la finitude du daseïn (comme être-là, c'est-à-dire nous qui savons que nous sommes là et avons à être). Nous-mêmes en tant qu'êtres finis, nous savons que la mort représente le néant pour nous et c'est cette prise de conscience là qui demeure à la source de notre étonnement (l'idée n'est pas neuve, on la retrouvait plus clairement énoncée chez Schopenhauer, au moins partiellement). L'originalité de l'approche de Heidegger vient de la façon dont celui-ci pense le néant comme se situant originellement dans une privation d'être qui ne peut être significative pour nous que comme privation d'existence en tant que possibilité d'advenir à l'être. Le néant n'est donc rien de plus que la saisie de notre finitude sous le mode de l'angoisse, c'est elle qui nous fait concevoir les choses en tant "qu'étant" (éléments déterminés selon nos catégories et usages permettant de nous y rapporter de façon précise) et jamais en rapport avec leur source première : le fait qu'elles soient (l'Être).
Le néant, une fois admis, empêche dans la relecture de la métaphysique que propose Heidegger de considérer une transcendance autre que celle venant de soi, lorsqu'en philosophant, nous sommes engagés vers ce néant qu'est la mort et que nous envisageons comme la fin et la cessation de tout Être (chercher une transcendance divine revenant encore à vouloir "annuler le néant" ou le "boucher" avec un "étant" divin et à le fuir en un certain sens). La métaphysique est donc décrite, malgré tout, au travers de la question de l'origine du néant. Heidegger nous prouve ainsi que le néant comme objet de réflexion nous angoisse initialement et nous engage ensuite dans l'acte de philosopher, se pose alors la question selon laquelle pourquoi le néant n'est-il qu'un horizon et pas la réalité même : pourquoi il y a t-il quelque chose plutôt que rien? L'interrogation célèbre des "Principes de la nature et de la grâce" de Leibniz prend alors une couleur nouvelle.
C'est beau, épuisant, troublant, souvent irritant à lire...mais c'est de la (vraie) philosophie d'un niveau que l'on atteindra plus par la suite (pas à ce jour en tout cas).