Quand j'étais Jane Eyre par madamedub
1846, Manchester. Charlotte, trente ans, est au chevet de son père, le révérend Brontë, opéré des yeux, loin des landes de leur Yorshire. L'aînée de cette stupéfiante triade d'écrivains y griffonne (après un premier manuscrit refusé) son second roman, Jane Eyre. Comme Patrick Brontë, alité, sa fille cherche la lumière. Elle écrit sans relâche, étonnamment productive, loin de ses soeurs Anne et Emily, restées au presbytère d'Haworth. Ses sœurs cadettes qu'elle aime mais qui lui ont damé le pion : leurs romans Agnès Grey et Wuthering Heights viennent, eux, d'être publiés. Garde-malade, Charlotte, crayon et carnet en main, se souvient d'un amour malheureux, de sa condition de gouvernante méprisée par les familles qui l'emploient et aussi de la constellation de ses chers disparus : sa mère qu'elle a à peine connue, ses deux sœurs aînées mortes dans un pensionnat glacial. La romancière encore inconnue qui, un an plus tard, aura le monde des Belles-Lettres anglaises à ses pieds, pense aussi à Branwell, son frère farouche, génial et alcoolique, qui jamais ne réussira à trouver sa place dans la société victorienne.
Pour un auteur anglo-saxon comme Sheila Kohler, écrire aujourd'hui un roman sur les soeurs Brontë revient dans l'espace francophone à oser (ni plus ni moins !) une biographie romancée de Proust. La gageure, relevée brillamment par l'auteure sud-africaine, est double et... immense. D'abord, parce qu'écrire sur Charlotte, la romancière de Jane Eyre, c'est, à la suite d'innombrables commentateurs et « disciples », apporter une pierre de plus au monument du destin littéraire, unique, de la fratrie Brontë. De Rebecca, le roman de Daphné du Maurier, à la pop de Kate Bush, des nombreuses biographies érudites aux films de Téchiné ou de Zeffirelli, longue est en effet la liste des héritiers de la matière Brontë. Pourtant ce biopic fonctionne et emporte son lecteur malgré (ou avec) sa raideur documentaire ; là où on attendait un chromo enfilant les clichés (théières, passions ventées, phtisie et vieilles dentelles...), on est happé par cette plongée au cœur d'une psyché où la création littéraire est inséparable du milieu familial dont elle procède. Car ce que montre Sheila Kohler, c'est que, dans la Jane Eyre de Charlotte comme dans les romans d'Anne et d'Emily, le matériau biographique déplacé, transfiguré, prévaut sur toute autre influence et construit l'œuvre. Ainsi, décontextualisée et appliquée littéralement au roman de Sheila Kohler, jamais l'expression psychanalytique de « roman familial » n'a semblé plus juste.
Sheila Kohler parvient aussi à évoluer avec limpidité au sein d'un jeu de miroirs troublant et séduit en écrivant sur un écrivain en train d'écrire... Si l'exercice difficile de la biographie romancée d'un écrivain n'a rien de nouveau, il était ici plus complexe encore puisque le parti pris de Sheila Kohler a été de redonner vie, non seulement à Charlotte créant son Jane Eyre mais aussi au cercle intellectuel hors du commun de trois sœurs vivant loin de tout, quasi recluses et produisant sans appui, côte à côte, depuis l'enfance, collectivement puis individuellement, avec une culture littéraire solide mais rudimentaire, une littérature qu'on pourrait dire « spontanée ».
Le pari est réussi : Sheila Kohler parvient, au moyen d'une écriture anti-romantique, sans apprêt et toute en retenue, en variant les points de vue (ceux du père, de l'infirmière ou de l'éditeur apportent un éclairage extérieur sur les héroïnes) à éviter le piège d'une trop grande identification à ses personnages. Elle livre un roman-document original et captivant. Une roman qui, au-delà de l'hommage aux sœurs Brontë, interroge ce mystère impérieux qu'est l'écriture.
David Legoupil