Réelle
C'est une chronique sociale à laquelle nous invite Guillaume Sire par l'intermédiaire de la famille Tapiro issue de la classe moyenne. Didier, le père travaille dans une concession automobile, il...
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le 9 déc. 2018
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Voilà un roman aux ambitions foisonnantes, à la fois radiographie implacable de la société du spectacle du début des années 2000, roman d'apprentissage balzacien, analyse fine des rêveries des jeunes filles et subtil sous-texte psychanalytique autour de la question du complexe d'Électre.
Dans une veine assez similaire à celle de Gautier Battistella (dont il partage le goût et le talent pour un style au classicisme bien dosé et pour les descriptions qui fleurent bon le XIXème), Guillaume Sire nous offre 306 pages savamment menées et construites, haletantes et attachantes autour d'une jeune héroïne confrontée à la chute de ses idéaux et de sa gangue de petite fille naïve.
A l'instar d'Un jeune homme prometteur et Ce que l'homme a cru voir, Guillaume Sire nous fait suivre les évolutions d'un personnage au gré d'événements fluctuants, qui finiront par le ramener à son point de départ. Comme on rentre finalement au pays natal après de longs détours tortueux pour y échapper.
J'ai retrouvé beaucoup de moi dans cette midinette des 90's qui punaise des posters de boys bands et de starlettes dans sa chambre, fantasme sur Graines de stars avec ses copines et se rêve en Ophélie Winter sur Dieu m'a donné la foi.
Malheureusement, autour de Johanna, c'est la petite vie tranquille de province, les parents scotchés devant la télévision - un personnage à part entière - le père fan de Johnny et le frère qui s'appelle Kévin. Guillaume Sire enseigne la sociologie et on retrouvera beaucoup de son regard universitaire (non dénué d'empathie) dans sa très fine caractérisation des personnages autant que dans son analyse des spécificités de cette France périphérique qui rêve de capitale et de gloire pailletée.
La clé de voûte du roman est la question de regard et d'image - celle que l'on renvoie ou aimerait renvoyer, ces yeux envieux qui nous jalousent, nous valident et nous jugent.
Existe-t-on avant qu'un autre, par son regard, nous fasse exister ? Au début du roman, Johanna n'est pas assez mûre pour comprendre que les regards qui l'aiment et la protègent sont déjà là, tout autour d'elle, et qu'elle n'a pas besoin de les chercher ailleurs. Mais la soif de notoriété et son cortège de fantasmes nourris par la petite lucarne, est tout-puissante, et la candide Johanna en fera longuement les frais, après s'y être abreuvée ad nauseam.
Combien de regards sur soi faut-il pour se sentir réelle ? Il faudra plusieurs années à l'héroïne pour comprendre que le trésor qu'elle cherchait était en fait à portée de sa main (Clin d'oeil au trésor de Sucre noir de Miguel Bonnefoy)
Le lecteur reconnaîtra sans peine les figures populaires de la télé-réalité que Guillaume Sire cache sous des prénoms modifiés. Ainsi de Johanna et d'Édouard qui nous évoquent immanquablement le couple phare de Loft story et leurs ébats aquatiques de notoriété publique (chacun venant d'ailleurs d'un milieu social très différent).
Le nom de la société de production - Elmonde (entend-on Elle-monde ?) semble être un évident anagramme d'Endemol, qui produisait Star Academy.
L'émission débilitante - La Fête d'abord - qui fait de l'humiliation sa marque de fabrique est également aisément identifiable et l'on plonge avec une délectation un peu honteuse dans ce grand show cruel et imbécile qui offre une mise en lumière factice à de jeunes gens prêts à tout.
Comment devient-on enviable et sinon, qu'est-ce qu'on a manqué ?
Tout n'est qu'artifice, hypocrisie et superficialité dans ce monde qui fait rêver les jeunes filles en mal d'identité et Johanna le comprendra à ses dépens lors d'un passage révoltant de grossièreté et de méchanceté.
Le personnage éclot au fil des pages, il y a ce désir d'être vue - d'abord par ses parents, surtout son père Didier qu'elle chérit comme un héros - les fragilités inhérentes à l'adolescence, très bien rendues par l'auteur, avec ce fil rouge de la photo sur les genoux de papa- My heart belongs to Daddy- qui forme une boucle entre les premières et les dernières pages et marque la fin de la quête du personnage. Le personnage de Mamie est également particulièrement touchant de bienveillance et d'enthousiasme, et dans ce minuscule détail de sa spécialité culinaire - les spaghettis bolognaise - sans doute Guillaume Sire ne se doutait-il pas qu'il me parlerait également de ma grand-mère... La littérature a de ces synchronicités et miroirs bouleversants.
J'ai pensé à certains moments au film Little Miss Sunshine lors de l'épopée familiale en direction du casting - ô combien déceptif- de l'émission. Une famille très intelligemment décrite, pas seulement des beaufs de province (malgré leur goût pour la presse people et les dauphins en porcelaine) mais surtout une famille unie, aimante, protectrice, à mille lieux de la foire aux vanités du show biz - et finalement, nettement plus saine et enviable.
J'ai particulièrement apprécié le détail très zolien de la boutique La Perlière, centre névralgique de la coquetterie de cette petite ville de province. J'ai aimé son caractère initiatique, symbolique - chaque combinaison possède sa signification cachée, inaccessible aux néophytes- et l'on jauge sa valeur et son goût à l'aune de l'originalité de ce que l'on porte autour du cou. Ces pierres semi-précieuses à l'assemblage très réfléchi sont une antithèse de la fausseté et de l'éphémère à la mode du monde du spectacle qui fait rêver Johanna. Les perles semblent incarner la tradition, l'ancrage, la pérennité, l'élégance simple et délicate, sans ostentation. Quelque chose de durable, de fidèle.
- Vous avez un joli collier.
Trois cercles en onyx noir, deux dizaines de turquoises soufflées et deux ovalaires dorés autour d'un cube rouge.. Qu'est-ce que tu crois ? Irrésistible.
Johanna est un personnage complexe, qui met du temps à prendre conscience de sa valeur, de sa propre existence. Ses agissements au 5ème étage du collège montrent qu'elle n'a pas encore la maturité nécessaire pour discerner le bien du mal, qu'elle se laisse faire. C'est un personnage plutôt passif qui peu à peu tend à disparaître au fil de son avancée dans le monde du show biz. Paradoxe ! Cet univers de flash et de gloriole n'est en fait qu'une illusion, un rêve qui vous dévore et vous fait disparaître. Ainsi de son amaigrissement, de ces doses de luxe qu'elle souhaite toujours plus grandes, comme si sa valeur se mesurait désormais à l'aune de ce qu'elle a et paraît. L'auteur dit avec beaucoup de sensualité, de poésie et de sensibilité la féminité naissante, les songeries adolescentes...
Le rêve exquis de n'importe quelle jeune fille (la pomme, le hasard, les nuits bleues, la fièvre, les essences sucrées)
Elle se replia comme le soir certaines fleurs
Elle continuerait la croisière sur un autre bateau et ferait l'amour, ambitieuse, dans d'autres diligences.
Ils dormirent sans se toucher, jusqu'à ce qu'Edouard, vers cinq heures du matin (nuit bleu ciel) organise des réconciliations.
Leurs cœurs jouaient à colin-maillard et à la danse des éventails (le hasard, les hypothèses)
Guillaume Sire nous livre non seulement une plongée passionnante au coeur du réacteur médiatique de notre époque mais aussi une fine analyse de l'amour et du désir. Le couple formé par Johanna et Édouard est attachant et assez inattendu dans son traitement - le romantisme et le côté fleur bleue idéaliste sont ici du côté du garçon. Couple lui aussi gouverné par des déterminismes et des complexes de classe qu'ils ne maîtrisent guère et qui finiront pas avoir raison de leur union.
Enfin, comment un roman peut-il être réussi s'il n'est pas porté par une belle plume ? Guillaume Sire est à n'en pas douter un grand lecteur, un amoureux de la langue française qui aime les termes rares (bouquinage, cyclopéen, radicules, intumescence, irréfragable, élégiaque) et dont l'héritage romanesque transpire dans ses superbes tournures et descriptions :
déjà une lueur tergiversait dans ses yeux pareille aux cillements des vieilles dames.
Avec ses pommettes roses, il ressemblait à ces soldats en pâte d'amande qui montent la garde sur les hauteurs des clafoutis d'anniversaire.
la voix grave et cassée des aristocrates, cultivée, chienne au lit sans que rien ne le laisse supposer, catholique (...) romancière sinon, et qui serait magnifique même vieille, parce que les femmes dans ces familles sont magnifiques à tous les âges, sensuelles, détachées, espiègles...
Près des Champs-Élysées, les balcons des immeubles Haussmann échangeaient des sourires sous les soupçons sans mystère des chiens-assis...
Le train fendait le paysage qui se recomposait et s'épaississait autour de l'horizon comme les filaments de barbe à papa autour du bâton : le réseau de l'espace sur la ligne du temps.
Toutefois, il faut noter aussi la singularité de son style qui combine étonnamment les termes comme autant de cadavre exquis (voix bleue de l'instinct maternel) ménage des parenthèses éloquentes, avec humour et ironie, le tout assorti de vifs dialogues.
L'ensemble concourt à faire de ce livre non seulement une étude sociologique passionnante, une digestion brillante des grands romans du XIXème mais aussi un morceau de bravoure attachant au rythme et styles contemporains très réussis.
Terminons sur la beauté tangible de ce livre à la couverture mélancolique : une jeune femme vue de dos en sous-vêtements, dans une lumière jaunâtre, les yeux rivés sur un écran diffusant le baiser de Blanche-Neige.
A quoi rêvent les jeunes filles...
Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Présentement sur mes étagères et Éblouissements littéraires [2019]
Créée
le 18 avr. 2019
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