Le portrait bouleversant, empreint d'humanité et de rage, d'une population oubliée

Habituée à ne lire pratiquement que des romans historiques, j’apprécie de sortir de temps en temps de ma zone de confort et de me confronter à des œuvres vers lesquelles je ne me tournerais pas naturellement. Et les premiers romans attirent toujours mon attention, car il y souffle bien souvent un vent nouveau...


Rhapsodie des oubliés est justement un premier roman. Son autrice, Sofia Aouine, est née en 1978 dans les Hauts-de-Seine au sein d’une famille d’origine kabyle. En raison d’un contexte familial compliqué, Sofia est confiée dans un premier temps à sa grand-mère qui vit en Kabylie, puis, de retour en France, elle est placée en pouponnière puis dans différentes familles d’accueil. Elle est aujourd’hui reporter radio.


Fidèle à sa vocation professionnelle qui est d’enquêter et de transmettre des histoires, Sofia Aouine nous invite dans ce roman à suivre le quotidien d’Abad, un adolescent d’origine libanaise de 13 ans qui vit dans ce quartier de sinistre réputation qu’est la Goutte d’Or, au cœur du XVIIIe arrondissement de Paris. Ce sujet – la vie d’un adolescent dans un quartier sensible – a été maintes fois exploré sous forme romancée mais hélas souvent de façon caricaturale ou artificielle. Ce roman sera-t-il celui qui nous présentera enfin la vie réelle d’un adolescent d’un quartier difficile et de ses habitants ?



Un héros brut de décoffrage mais attendrissant



En choisissant Abad, le personnage principal de ce roman, comme narrateur, Sofia Aouine nous met immédiatement dans le bain : hors de question pour elle d’observer de loin les événements, elle nous fait entrer de plain-pied dans l’univers de ce jeune garçon et nous fait partager ses pensées et ses sentiments. Je ne sais pas si vous avez déjà essayé de comprendre les émotions et les réflexions d’un adolescent, mais ce n’est pas toujours évident ! Ici, l’autrice parvient à entrer dans la peau d’un jeune garçon de 13 ans avec une aisance vraiment déconcertante : langage, attitudes, réactions, tout sonne vrai, pas une seule fausse note ! Alors, parfois, oui, certains passages m’ont heurtée en raison du langage très cru employé, mais il est utilisé à bon escient et surtout pas pour « faire genre » ou pour choquer car c’est un langage vrai. Mais ce dernier sait aussi se montrer drôle et inventif quand Abad nous présente les « pseudos-imams façon 2.0 » comme des Barbapapas, les femmes en jilbab comme des Batmans et sa psychologue comme la « dame de l’ouvrir dedans » – d’ailleurs les descriptions des séances chez la psychologue sont hilarantes !


Abad habite rue Léon, en plein coeur du quartier de la Goutte d’Or. Une mère discrète et silencieuse, un père peu présent, qui se ruine la santé au travail, tout cela pour un salaire dérisoire. Un père taiseux et parfois violent, qui montre les poings quand Abad commet des bêtises.


« La principale religion à la maison s’appelle le silence. Pour éviter les problèmes et espérer être un peu heureux, la tactique à employer est de fermer sa gueule, baisser la tête, raser les murs. »


Mais un jour, son père est victime d’un accident sur son lieu de travail. Devenu en partie invalide, il tente pourtant de trouver un nouvel emploi, mais en vain. Se sentant humilié, il quitte le domicile familial du jour au lendemain, pour toujours, et Abad devient l’homme de la famille. Mais Abad ne veut pas finir comme son père, il rêve d’un avenir meilleur, loin de ce quartier laid, étouffant et douloureux – même les murs pleurent d'après Abad –, gangrené par les trafics en tout genre, la prostitution, la misère, la violence et la radicalisation religieuse. Terriblement lucide, ce jeune garçon jette un regard sans concession sur le monde qui l’entoure et nous fait découvrir ce quartier dont on ne parle pas ou bien en mal dans les médias.


« Ma rue raconte l'histoire du monde avec une odeur de poubelles. Elle s'appelle rue Léon, un nom de bon français avec que des métèques et des visages bruns dedans. C’est mon père qui a choisi qu’on débarque ici. Je me dis souvent que ce vieux doit aimer la misère, comme si c’était la femme de sa vie. Une espère de seconde peau que tu aurais beau laver. Inscrite dans tes gênes, à jamais. Ici, c’est Barbès, Goutte-d’Or, Paris XVIIIe, une planète de martiens, un refuge d’éclopés, de cassos, d’âmes fragiles, de « ceux qui ont réussi à dépasser Lampedusa », de vieux Arabes d’avant avec des turbans sur la tête et et des têtes d’avant, de grosses mamans avec leurs gros culs et leurs gros chariots qui te bloquent le passage quand tu veux traverser le boulevard. Des gens honnêtes qui ont toujours l’air de voleurs et qui rasent les murs pour pas qu’on les voie. Une rue où il n’y a pas de femmes qui marchent toutes seules. Une ville dans la ville, monstrueuse et géante, une verrue pourrie sur la carte. […] Ma rue a la gueule d’une ville bombardée, une gueule de décharge à ciel ouvert, une rue qui ne dort jamais, où les murs ressemblent à des visages qui pleurent. Des murs qui n’ont jamais été blancs et qui semblent hurler sur toi quand tu passes devant. »


Pour survivre dans un tel environnement, il vaut mieux avoir une solide carapace et Abad a réussi à s’en construire une, comme ses copains. Ici, impossible de laisser transparaître la moindre faiblesse ou bien le moindre sentiment, sinon tu es fichu.


« Dans ma rue t’as pas le droit d’être un faible, les faibles ça finit sur un trottoir comme les putes de Porte de Clichy et les crackers de Porte de la Chapelle. »


Mais derrière ce langage cru et ces réflexions désabusées se cache en réalité un garçon futé, sensible, attentif aux autres, un garçon qui a soif de liberté et d’amour. Et c’est cet espoir en un avenir meilleur et ce besoin de liberté et d’amour qui vont conduire Abad à commettre malgré lui quelques bêtises… Son parcours semé d’embûches, d’une réalité troublante, est d’autant plus poignant qu’à plusieurs reprises on sent bien qu’Abad est sur le fil du rasoir et on aimerait le guider, le rassurer, l’encourager car c’est un garçon de bonne volonté, qui veut s’en sortir, mais on reste impuissants, spectateurs, lecteurs...
En parlant d’amour, Abad est en effet à l’âge des premiers émois amoureux et il semble vraiment très préoccupé par la question, c’est le moins que l’on puisse dire… L’accent mis en particulier sur ce point m’a un peu gênée ayant davantage l’habitude d’entendre à cet âge-là que « les filles sont bêtes » (pour rester polie). Et Abad n’y va pas par quatre chemins pour nous raconter son éveil à la sexualité, toujours avec son langage direct et inventif (avec lui, la masturbation devient la bagnette). Mais c’est avec beaucoup d’émotion qu’il nous parle de cette Batman qu’il observe depuis sa fenêtre et dont il est tombé amoureux. C’est cette silhouette féminine qui va être l’un des éléments déclencheurs lui permettant de se libérer petit à petit de sa carapace…



Un entourage familial défaillant mais des femmes porteuses d’espoir...



Car c’est bien grâce aux femmes qu’Abad va parvenir à s’élever et à se libérer, non pas par sa mère, une femme silencieuse, discrète, restée trop longtemps soumise et qui ne comprend plus son fils, si désespérée qu’elle laisse l’Aide sociale à l’enfance le placer en famille d’accueil, l’éloignant tout de même enfin de la rue Léon et de ce quartier. Non, il s’agit de quelques belles rencontres, inopinées, qui seront comme autant de mains tendues.
Ces femmes vont jouer un rôle essentiel dans la vie d’Abad puisqu’elles vont, chacune à leur manière, intervenir à un moment crucial de la vie du jeune garçon sans qu’il s’en rende compte et fissurer sa carapace, pour l’aider à trouver sa voie et à prendre son envol.
Il y a la Batman, dont il tombe éperdument amoureux ; Odette, la vieille voisine qui lui donne le goût de la lecture et de la musique ; Ethel Futterman, sa psychologue ; Gervaise, une prostituée africaine qui espère rejoindre un jour sa fille Nana restée au Cameroun. Malheureusement certains de ces personnages vont disparaître au cours du roman et donc de la vie d’Abad, mais le souvenir de ces femmes restera toujours gravé dans un coin de sa tête. Car derrière ces fortes personnalités se cachent des drames effroyables, des souffrances indicibles, et je regrette un peu que les histoires de ces personnages n’aient pas été davantage développées, même si cela aurait dilué le récit et peut-être fini par perdre le lecteur.
Évidemment chacun pourra reconnaître derrière ces personnages des références à des œuvres littéraires ou cinématographiques, la plus évidente étant celle au film Les Quatre Cents Coups de François Truffaut, dans lequel Antoine Doinel, un jeune garçon turbulent finit dans un centre pour délinquants dont il s’échappe pour aller voir la mer… Comme Antoine, Abad se sent emprisonné dans un système social dans lequel il ne se reconnaît pas et qu'il tente de fuir pour de trouver sa place dans la société. On pensera aussi à l’oeuvre naturaliste d’Émile Zola avec Gervaise Macquart (L’Assommoir) et sa fille Anna Coupeau dite Nana (Nana) que l’on retrouve dans les personnages de Gervaise, la prostituée, dont la fille, Nana, est en Afrique. Et comment ne pas évoquer Momo et Madame Rosa, les deux personnages de La Vie devant soi de Romain Gary ?



Un style détonnant, percutant et puissant !



Mais c’est dans l’écriture que réside le véritable tout de force de ce roman ! Dès les premières lignes, les mots m’ont littéralement sauté au visage, comme autant d’uppercuts, à un rythme saccadé, comme un débit de mitraillette, entrecoupé d’accalmies. Langage cru, phrases longues, phrase courtes, énumérations, répétitions, jeux avec la ponctuation, dialogues, descriptions… Tous ces mots, toutes ces phrases créent par là même un rythme très particulier évoquant différentes sonorités musicales, que l’on retrouve dans la playlist proposée en fin d’ouvrage.


« Adossé à la cheminée, je regarde les grosses lettres rose et bleu de Tati qui clignotent…Tati…Tati… Le magasin préféré des daronnes et des blédards, notre tour Eiffel à nous. Un truc que le monde entier nous envie et qui est connu au fin fond de l’Afrique et de la Papouasie. Tati or, Tati maison, Tati chaussures, Tati slips, Tati mariage : la Mecque des jeunes pucelles prêtes à se marier et des mères hystériques qui aimeraient redevenir pucelles le temps d’une nuit de noces. La plus grande salle de jeu du monde, caverne d’Ali Baba des pauvres où tu trouves de tout. Tu peux te marier, manger, vivre et peut-être même mourir un jour. Je suis sûr qu’ils finiront par y vendre des cercueils en vichy rose et bleu. Tatillywod, notre Hollywood à nous les métèques avec ses grosses lettres que tu vois de loin, des Champs-Élysées au boulevard Magenta. »


Il est impossible de rester indifférent face à une telle écriture ! On pourra aimer, on pourra détester, mais force est de remarquer que l’autrice fait preuve d’une grande maîtrise puisque cette rage et cette souffrance ne se retournent pas contre le lecteur, bien au contraire. Non, l’autrice a si parfaitement bien dosé sa plume que chaque mot, chaque phrase nous interpellent, comme si nous étions sur un ring, lors d'un entraînement, face à une boxeuse dont les coups ne sont pas portés.


« La secte des moitié qamis moitié jogging Philipp Plein pailleté, baskets Louboutin cloutées à mille K, moitié din moitié bicrave, un pied dans les go fast et l’autre dans la hijra, moitié rap moitié tajwid, une oreille chez Kaaris et l’autre dans l’application islam-pro d’Apple Store. Génération étrange allant à la mosquée après la sortie chicha night-club du vendredi, rêvant du combo Phuket, Marrakech, Dubaï et de faire la oumra en même temps, du cul de Kim Kardashian et d’épouser une fille en niqab labellisée halal – mais si possible avec le corps d’une escort de Vivastreet. »


Pourtant ce style musclé et direct laisse parfois la place à des moments d’écriture plus doux et plus sensibles, lorsque l’autrice aborde l’histoire de ces femmes. J'ai été particulièrement touchée par celle d’Ethel Futterman qui pourrait faire l’objet un roman à elle toute seule, mais aussi par celle d’Odette. Tout en modulant son style qui s’adapte à ses personnages, tantôt cru et mordant, tantôt poétique et lumineux, Sofia Aouine parvient à maintenir tout au long de son récit un rythme sans faille et cette musicalité qui, elle aussi, évolue en fonction des personnages.


Comme François Truffaut qui s’est affranchi en son temps des carcans de l’époque avec notamment sa caméra au poing, Sofia Aouine, stylo au poing, par sa liberté de ton, sa langue inventive et son écriture musicale, donne la voix à travers un jeune adolescent à toute une population oubliée et en dresse un portrait bouleversant, empreint d’humanité et de tendresse.

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le 10 sept. 2019

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