Au bord du lac Marion, à Liberty Township, Texas, Ephram Jennings, fils d'un Pasteur et d'une mère internée, élevé par sa sœur, fait la connaissance de Ruby Bell, fillette sans père et dont la mère s'est enfuie pour New York peu après la naissance de l'enfant. La beauté, mais aussi l’innocence de Ruby, exerce une fascination immédiate sur le jeune garçon, qui ressent l'urgence de la protéger.
Et de protection, la petite fille en a besoin. Assaillie par les esprits qui veulent se réfugier en son sein et pourchassée par le Dybou, démon aspirant à prendre possession de son âme, les sortilèges et envoûtements de Ma Tante, sorcière du cœur de la forêt de pins, sont bien inefficaces à la libérer de ses tourments.
Violée lors de cérémonies sectaires et vendue comme prostituée dès ses 6 ans, la vie de Ruby est une succession d’horreurs qu'elle tentera vainement de fuir en quittant le Texas pour s'installer à New York. Tous ses efforts sont réduits à néant lorsqu’à l'âge de 30 ans, elle doit revenir dans la maison familiale, sur cette terre ancestrale abreuvée de sang.
Ephram souffre en silence du spectacle de la folie prenant possession de Ruby, une descente aux enfers amorcée dès le trajet du retour. Et puis, lasse de ne rien faire, il entame le voyage jusqu'à la terre des Bell et jusqu'au cœur de Ruby ; un voyage initiatique au travers les limbes d'une mémoire individuelle et collective marquée par une indicible violence. À la violence du groupe, entretenue par la nécessite d'être loup plutôt qu'agneau, s'oppose l'incommensurable douceur d'Ephram, perçue par tous comme un signe de débilité et de faiblesse.
Malgré la succession d’horreurs, le roman ne porte aucune trace de voyeurisme ou de sensationnalisme. À chaque atrocité, Cynthia Bond nous apporte grâce à son écriture remarquable une touche de lyrisme salvateur. La nature est source d'une stabilité réconfortante face à une machine humaine impitoyable. Si le lecteur est tenté par l'indignation et la colère suscitées par la violence de cette société décrite crûment, ces émotions sont toujours balayées par la compassion et l'humanité. De nombreux événements sont révélés progressivement, via le regard de différents personnages, ce qui atténue le sentiment de dégoût qui pourrait le saisir.
Au-delà du roman, le microcosme de Liberty Township, ville peuplée uniquement de Noirs, rappelle qu'il ne s'agit pas de la minorité hétérogène qu'on tend parfois à nous décrire, mais bien d'une somme d'individualités. Il y a là une force de ce roman : loin d'opposer les « communautés », il place la lâcheté des hommes, y compris celle d'Ephram, au cœur du problème sans imposer une vision manichéenne. Pourrie par ses propres luttes de pouvoirs, cette petite société n'a pas besoin d'une pseudo altérité de « l'homme blanc », pas plus honorable d'ailleurs dans ses brèves apparitions, pour sombrer dans l'atrocité. D'ailleurs, la couleur de peau des personnages n'est que peu évoquée et seulement pour décrire un nuancier bien plus riche que « noir » ou « blanc ».
Enfin, l'omniprésence de la violence comme unique mode de pouvoir, mais surtout du viol comme outil de domination et de possession de l'autre, éclaire de manière particulièrement crue cette société qui est toujours la nôtre.
L'actualité criante de ces questions mêlée à la beauté de l'écriture de Cynthia Bond fait de Ruby un roman passionnant à lire, avec une intrigue habilement cousue. Une balade dans le tréfonds de l'humanité que l'on termine le cœur pourtant remplit d'espérances.