De temps en temps, dans la littérature francophone contemporaine (1), le français de certains livres semble une autre langue (2). Sauf les fleurs relève de cette catégorie. Mieux : Sauf les fleurs semble avoir été écrit dans une autre langue qui évolue en quatre-vingts pages (3).
Il y a peut-être un authentique fait divers derrière ce récit. Un entretien de l’auteur (4) n’aborde pas le sujet. Pour faire bref, la narratrice, Marthe entre douze et vingt ans d’un chapitre à l’autre, grandit dans la ferme familiale avec son frère chéri Léonce, une mère effacée et un père violent. (C’est là que ce paragraphe va spoiler à mort.) Un jour, la mère meurt : ce qu’il y a vingt ou trente ans on aurait pu appeler un accident, pour dédouaner les maris un peu sanguins, et qui n’est en fait qu’une rouste ordinaire un peu plus poussée que les autres, ou moins chanceuse, c’est-à-dire un meurtre. Alors Marthe tuera son père : ce qu’il y a vingt ou trente ans on aurait pu appeler l’assassinat d’un homme, certes un peu bourru mais père de famille attentionné, par sa fille hystérique. Du coup, la narratrice va en prison.
Entre-temps, dans le désordre chronologique, elle aura découvert l’amour entre les bras de Florent, habité Baltimore et pratiqué les joies du grec ancien (Eschyle, évidemment !), ce qui n’a rien d’incompatible.
On aura donc compris deux choses. D’une part, l’intrigue est extrêmement sombre. D’autre part, le chemin sur lequel avance l’auteur est bordé de quantité d’écueils : du mélo larmoyant au pseudo-témoignage naturaliste et voyeur, en passant par le réquisitoire campagnard ou le plaidoyer féministe caricatural, on avait tous les ingrédients pour faire une soupe littéraire (5).
C’est là que j’en reviens à la langue de Sauf les fleurs. C’est un style qui, lui, n’est jamais agressif. Chaque mot de chaque phrase y compte – ce qui contribue à expliquer la minceur du volume. Pas de connecteurs logiques (6) car c’est au lecteur d’établir les connexions : « Je masse mes jambes. Je ne me sens plus fautive. La vie est longue, mon frère est là » (p. 26). Ça veut dire que le roman est à lire attentivement. Ça veut dire aussi que deux lecteurs ne liront pas forcément le même livre (7).
« Myriam dit qu’il [Florent] est beau, d’une beauté sèche qui tourne le dos au temple et n’apparaît qu’aux retardées, le corps dans les cartons » (p. 35) : un passage comme celui-ci – qui n’est pas du tout un cas isolé dans Sauf les fleurs – illustre un autre trait de l’écriture de Nicolas Clément, lié à l’utilisation d’images. Plutôt qu’un portrait physique détaillé (8), plutôt que des considérations plus ou moins développées sur l’écart entre les traits du personnage et ceux auxquels l’époque voue un culte sous le nom de beauté, nous voilà avec une abstraction « qui tourne le dos au temple », ce qui est à la fois beaucoup plus riche d’interprétations (9) et beaucoup plus simplement écrit.
Le fait que la beauté du garçon « n’apparaît qu’aux retardées » (mais retardées dans quel domaine ?), ce qui ne signifie pas attardées, peut être analysé selon le même procédé. Quant au « corps dans les cartons », là encore l’image concrète se superpose à une interprétation plus abstraite – l’adolescence comme un déménagement ? Notons qu’on ne peut pas savoir si ce corps est celui de Florent ou celui des « retardées » ; des deux ? Notons encore qu’il n’est pas facile de faire le départ entre les paroles prononcées par Myriam, son propos tel que la narratrice le comprend et les interprétations de celle-ci.
Tout le roman, j’y insiste, est construit de cette façon. Ailleurs, « je paierai chaque instant, puisque j’ai tout l’or piétiné de ma vie prochaine » (p. 49), « je ne dois pas en vouloir à la terre entière sous prétexte que je n’ai guère tenu, même heureuse dans l’eau trouble » (p. 75) ou « Je m’appelais Marthe, mon frère s’appelait Léonce, né un mensonge après moi » (deuxième phrase du texte).
Cela implique, je le répète, un travail du lecteur. Mais une fois qu’on a pris le pli, une fois qu’on s’est habitué au discours direct sans guillemets (« Léonce demande Tu crois qu’on vient vraiment de lui ? », p. 29), une fois qu’on compris qu’un passage où deux personnages agissent en même temps fait l’ellipse des pronoms personnels (« Papa serre les poings ; je ne bouge pas. Frôle la cuisinière ; ne comprends pas ce qu’il fait », etc., p. 43), c’est un plaisir.
Et ça vaut vraiment la peine de lire Sauf les fleurs, dont le style de velours est pourtant raclé jusqu’à l’os.
(1) C’est-à-dire véritablement contemporaine, pas ce que les manuels universitaires appellent telle et qui s’arrête à Koltès, à Michon dans le meilleur des cas.
(2) Voir aussi le Jour des corneilles de Jean-François Beauchemin ou Mailloux d’Hervé Bouchard. Que Beauchemin et Bouchard soient québécois est peut-être un hasard…
(3) Qu’un tel ouvrage ait remporté des prix constitue une surprise d’un autre ordre.
(4) Ici.
(5) La quatrième de couverture du volume en collection « Libretto » reproduit un extrait de Claire Chazal (la Claire Chazal ?) tiré de la revue littéraire réputée qu’est Version fémina : « Un texte à pleurer de beauté et de sincérité ». C’est censé inciter à lire – ou plus exactement acheter – le livre, mais ordinairement ça m’en dissuade.
(6) En stylistique, on appelle cela une asyndète – et on est bien avancé !
(7) Certains critiques tiennent ce trait pour une définition d’un classique.
(8) Laissons cela aux romans à l’ancienne, ce qui ne signifie pas toujours anciens.
(9) Cette beauté est-elle simplement distincte de celle du temple ? La méprise-t-elle ? S’assume-t-elle comme telle ?