Depuis plusieurs années, l'auteur madrilène Javier Marias apparait régulièrement dans la liste des Prix Nobel possibles. Qu'il l'obtienne ne serait que justice car si l'on se place d'un point de vue strictement littéraire, il n'a que peu de concurrents pouvant se prévaloir d'un style aussi classique qu'élégant et d'une brillance soutenue. Les allergiques aux longues phrases et considérations psychologiques, qui ne le sont pas moins, auront vraisemblablement du mal à entrer dans le labyrinthique et touffu Si rude soit le début. Il n'est pas rare qu'à une question posée par l'un des protagonistes, le lecteur doive attendre une page sinon deux pour obtenir la réponse. Le livre est d'une lenteur fascinante, s'égarant dans des méandres interminables comme un fleuve qui paresse avant que le courant ne devienne tumultueux. C'est assurément le reproche majeur qu'on pourra lui faire, ces digressions systématiques et ces descriptions languissantes. Mais évacuons vite ces objections car si le livre réussit à nous ferrer dès ses premières pages, il ne nous lâche plus par la suite, avec cette envie et impatience d'en savoir davantage sur les secrets qui nous sont à moitié divulgués très vite et dont la complète révélation n'intervient que 500 pages plus loin, avec une belle surprise en plus, dans un épilogue de toute beauté, même s'il intervient au forceps, ou quasiment.
Evoquons les deux intrigues qui parcourent le roman : l'une concerne les relations de couple entre le célèbre réalisateur Eduardo Muriel et sa femme Muriel ; l'autre le passé trouble d'un médecin ami de la famille, fort répugnant par ailleurs dans ses rapports avec les femmes. Le lien entre ces deux histoires ? Le narrateur, âgé de 23 ans à l'époque, peu d'années après la mort de Franco, en pleine période de la Movida. Un conteur qui a le recul du temps puisqu'il intervient une trentaine d'années plus tard et jette alors un oeil peu complaisant sur ce moment où il n'était encore qu'un "novice", candide et impressionnable. Ses souvenirs sont délectables, avec la tentation du vice et les questions morales qui le taraudent mollement, ce qui ne l'empêche pas de jouer à l'espion ou au voyeur, dans la vie du couple comme dans celle du praticien. Les thèmes de la trahison et de la confiance sont comme toujours au centre du livre de Javier Marias. S'y ajoute celle de l'héritage des années franquistes et de la guerre civile, comme autant de cicatrices ou de stigmates que l'on s'est empressé, en Espagne, sinon d'oublier, du moins de glisser sous le tapis. Il est vrai qu'après la mort du dictateur il n'y eut point de procès retentissants et qu'un d'un commun accord, tacite mais avéré, la société ibérique a décidé de faire table rase du passé et de ne penser qu'au présent, en s'enivrant des parfums de la liberté, de l'insouciance et de la permissivité. Pour parachever le tableau, Javier Marias mélange personnages fictifs et réels comme par exemple son véritable oncle, le cinéaste Jesus Franco, le mythique acteur américain Jack Palance ou encore l'un de ses meilleurs amis, dans la vraie vie. Fresque de l'intime, des sentiments et de la mémoire, Si rude soit le début est un objet littéraire précieux, dans tous les sens du terme, où l'art et la maîtrise de Marias se déploient avec une virtuosité confondante, quoique parfois intimidante.

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le 14 févr. 2017

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