Sociologie de la prostitution : entre stigmatisés et stigmatisants, ébats et débats

Quand j'ai mis la main sur ce bouquin, je me suis dit que ça serait l'occasion de mieux connaître cet univers. Je n'ai pas été déçu, c'est passionnant car l'auteur décrit bien les lieux, pratiques et acteurs du monde de la prostitution (chapitres 3 et 4). J'ai beau connaître un peu le milieu j'ai appris et surtout compris pas mal de choses.
J'avais par contre un peu oublié tous ces débats particulièrement intenses lors de la publication de cet ouvrage, en 2015. Je dois dire que tout ça est très stimulant intellectuellement (chapitres 2 et 5). Excitant même, parfois un peu trop. Alors afin de dépassionner la discussion autour de ces questions, un ouvrage de synthèse comme celui-ci était indispensable car sérieux tout en étant accessible. Suivez le guide.



Le plus vieux métier du monde est un travail difficile



En bon sociologue de terrain, l'auteur commence le troisième chapitre par un état des lieux de la prostitution dans le monde. Les différents lieux du crime sont passés en revue : du plus sordide au plus luxueux, du plus caché au plus visible (avec néons et et vitrines), du plus réprimé au plus marchandisé. Il faut noter à ce propos que les bordels sont plutôt bien organisés, et pas par le crime organisé mais souvent par d'anciennes prostituées. Cette prostitution abritée ne doit pas faire oublier la réalité de la prostitution de rue. Dans les grandes villes européennes, celle-ci est réduite à peau de chagrin par le nimby (1) bobo. Les prostitués les plus précaires sont alors obligés d'aller vendre leurs charmes en périphérie ou au-delà. Leur sécurité est donc beaucoup plus difficile à assurer.
Maintenant que le décor est posé, reste à comprendre ce qui se trame sur la scène de la prostitution.


Plus qu'un simple échange sexe contre ressource (argent le plus souvent), cette activité consiste à rendre, ou plutôt à vendre, un service tout en jouant un rôle. En mode pute, on vend son corps et on donne de sa personne. C'est un travail nécessaire mais ingrat. Mais grâce à un habile retournement du stigmate, les personnes qui se prostituent peuvent choisir de mettre en avant une fonction socialement valorisée : psy qui écoute ou petite amie affectueuse. Loin de l'image misérabiliste de la pauvre petite victime, les travailleurs du sexe peuvent également se montrer plus ferme ; soit à la demande du client (BDSM), soit parce que la situation l'exige. Plutôt qu'une acceptation systématique et passive de pratiques dégradantes, ce que les sociologues observent ressemble davantage à un « faisceau de tâches » fait de conditions, de négociations ainsi que de refus clairs et nets. Le client est souvent sommé de se presser ou de se masturber. Bref, les prostituées ont plus d'un tour dans leur sac à main. Cependant, malgré toutes les techniques pour se protéger ou se préserver, la sécurité reste une préoccupation de tous les instants et ces compétences nécessaires sont acquises "via un apprentissage pratique solitaire et souvent douloureux."
Mais alors qui sont ces prostituées et pourquoi choisissent-elles une activité à priori peu engageante ? Et d'ailleurs, cela relève-t-il d'un choix ?


Les explications économico-sociales sont évidemment privilégiées par rapport aux causes psychologiques et en particulier au "réductionnisme traumatologique", méthodologiquement démonté par l'auteur. Loin d'un déterminisme simpliste associant pauvreté et prostitution, ce sont des itinéraires singuliers, des parcours divers et variés qui sont admirablement racontés par Lilian Mathieu. A l'inverse de la vision verticale d'un "système prostitutionnel" oppressant et tout puissant, on a plutôt l'impression d'un jeu complexe fait d'aller-retours, de relations ambiguës, de "zones de vulnérabilité, entre pleine intégration sociale et complète exclusion", de compétition et de solidarité, de dépendance et d'émancipation, d'envies et de compromis. Avec toutefois un dénominateur commun : la précarité. Car la pratique du sexe tarifé "reste surtout le fait des individus qui occupent les positions sociales les plus défavorables."
En ce qui concerne les clients, les profils sont assez diversifiés. Il y a des jeunes qui veulent s'amuser, expérimenter, parfois lors d'une occasion unique. Ou alors ce sont des habitués, personnes âgées, esseulés et solitaire dans leurs "recherches" mais qui pour certains finissent par se marier, notamment avec des immigrées sans papier. En effet, "il n'y a pas que dans la prostitution que les affects ou le sexe croisent l'intérêt."
Ce mélange des genres peut choquer certains puristes mais la vie est ainsi : complexe. Dans l'espace public aussi la situation est compliquée ; des enfants qui vont à l'école peuvent croiser des prostituées venant de l'autre bout du monde ou de l'Europe. Alors la répression politique et policière se met en place et bientôt c'est l'invisibilisation (pas la disparition). La morale est sauve et les trottoirs nettoyés. En apparance tout du moins car "la prostitution sait se couler dans les interstices de la loi et souvent la mettre en échec."



Ayant préalablement exercé des emplois déqualifiés, précaires,
contraignants et mal payés (aide à la personne, centres d'appels,
nettoyage, etc.), ces femmes sont en mesure de valoriser la
prostitution comme une activité davantage rétributrice et
indépendante.




Putains contre Puritains. Envie de pénis contre envie de pénal.



Mais alors que dit la loi justement ? On peut essayer de distinguer trois principaux régimes d’encadrement de la prostitution (mais nous verrons plus loin que ces catégories sont aujourd'hui dépassées) :



  • le prohibitionnisme : interdit la prostitution

  • le réglementarisme : en définissant un cadre légal, accorde à la prostitution une forme de reconnaissance.

  • l'abolitionnisme : entend faire disparaître une activité jugée intrinsèquement oppressive


Dans son deuxième chapitre, Lilian Mathieu retrace avec talent l'histoire de cet encadrement juridique de la prostitution en Europe. A l'heure où certains intellectuels prônent la réouverture des maisons closes, il est important de se rappeler que le réglementarisme a été inventé en France. Il s'agissait, pour la police, d'exercer un contrôle sanitaire et social strict voire tatillon. Si les maisons sont closes c'est justement pour éviter la propagation du vice et des maladies ; et plus largement préserver santé publique, bonne mœurs et ordre bourgeois. Ce modèle français, critiqué par le sociologue à cause de son aspect répressif, a au moins eu le mérite de permettre une certaine tolérance… via les maisons de tolérance justement !
Le sexe tarifé était alors vu comme un "mal nécessaire". Et puis sous le coup d'entrepreneurs de morale, menant une véritable croisade morale, il est de plus en plus perçu comme un péché. Finis la tolérance, il faut désormais lutter à tout prix contre cette déviance, d'abord au niveau individuel (abstinence ou fidélité) puis collectif. Aux dévots des débuts et à leur paternalisme religieux succède sans le remplacer psychologisme associatif et féminisme d'État. Il ne s'agit alors plus d'abolir la réglementation de la prostitution mais d'abolir la prostitution elle-même ! Force est toutefois de constater qu'à un abolitionnisme de façade correspond une prohibition de fait.
Un an après la sortie de cette Sociologie de la prostitution, une loi est passée actant l'engagement abolitionniste de la France. Je me souviens qu'à l'époque les débats m'avaient passionné.



Ces politiques convergent toutes vers une réduction de la visibilité
des prostitué-e-s



Grâce au dernier chapitre du bouquin, j'ai pu me replonger avec plaisir dans cette véritable guerre des idées marquée par deux tendances : la polarisation et la radicalisation. Polarisation tout d'abord avec côté pile les partisans d'une forme de régulation ou d'autogestion voyant dans la prostitution une activité pour l'essentiel librement choisie, un travail légitime dont on peut même être fier. Dans le camp opposé, vendre son corps serait un moyen de survie ou pire une activité forcée. Dans cette vision misérabiliste, les prostituées seraient toujours victimes de proxénètes ou d'elles-mêmes, prisonnières d'un système prostitutionnel et obligées de servir la sexualité impérieuse d'hommes violents.
Radicalisation ensuite, à l'image de ces féministes radicales, marxistes ou moralistes, pour qui la sexualité est sacrée et qui voudraient donc qu'elle soit démarchandisée. Il ne resterait ainsi plus que la bonne sexualité : égalitaire. Ainsi se dessine le clivage le plus prégnant : celui entre idéalistes et pragmatiques.
Ces débats de philosophie et sociologie morale sont certes intéressants mais ils sont souvent déconnectés d'une réalité de terrain que connaît bien l'auteur.



Pas de solution simple à ce "problème" complexe



"La bêtise consiste à vouloir conclure" écrivait Flaubert. C'est sans doute pour cela que la conclusion de Lilian Mathieu est aussi courte. Je serais également bref, en proposant une piste allant dans le sens de l'auteur; et si au lieu de suivre aveuglément médias sensationnalistes et autres politiques racoleurs d'électeurs on écoutait davantage les principaux intéressés et connaisseurs du sujet. En étant attentif, on pourra alors repérer au milieu de toute cette science un message discret mais important, un plaidoyer pour ce qu'on appelle dans le milieu associatif la santé communautaire : une démarche qui s'impose comme "la mieux adaptée à la population prostituée." En allant à leur rencontre avec du café et des capotes, ces bénévoles leur apportent un précieux soutien. C'est précisément là que se passe la sociologie de la prostitution : sur le trottoir ou dans des camions, pas dans les salons parisiens.


(1) NIMBY est l'acronyme de Not In My Backyard. Ce qu'on peut traduire par "pas dans mon jardin" ou plutôt dans le cas présent "pas dans ma rue".


Mathieu, Lilian. Sociologie de la prostitution. La Découverte, 2015. 128p. 10€ (version papier). ISBN : 9782707179159.

Créée

le 19 mars 2021

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Tom

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