«Somaland» (éditions Allia, 2012) se présente comme une enquête de terrain, le rapport «distancié» d’un expert envoyé sur un site industriel à risque, classé SEVESO, après l’explosion du site AZF à Toulouse. Sa mission : dresser un état des lieux concernant la concertation de la population dans la prévention des risques industriels, avec l’objectif d’atteindre un niveau de risque «socialement acceptable».
Le narrateur consigne les enregistrements de ses conversations avec les riverains, les élus locaux, les experts et les représentants de l’entreprise, sans que l’on sache si ce qu’on lit est de l’ordre de la fiction ou du documentaire. Cet expert, persuadé au départ de ses compétences et de sa position – grisante - en surplomb par rapport au réel, a visiblement pris de la distance au cours de cette enquête par rapport à sa propre pratique, puisque tous ces enregistrements sont accompagnés de sous-titres, commentaires sarcastiques, indications de tonalité des conversations et des attitudes souvent hilarants mais surtout révélateurs des attitudes de pouvoir et domination des industriels, des experts, et par extension d’une sphère économique de décideurs.
«J’étais taillé pour la science. Je concevais le monde comme une vaste réserve d’observateurs et d’observés. Nous étions des experts ; nous pouvions mettre la vie sociale en lumière par nos efforts et, avec une bonne méthode, faire reculer les zones d’ombre. L’univers à étudier était aussi clos que le bureau où j’étais affecté, aussi rectiligne que ces couloirs où serpentaient des réseaux de spécialistes affables et, surtout, connectables. Nous nous croisions, faisant le point sur les appels d’offre en cours, nous mettant la pression comme une équipe sportive (c’était la métaphore que nous utilisions : « jouer collectif », « marquer l’essai », « aller dans l’en-but »). Nous passions rapidement d’un sujet à l’autre, étions réactifs, synthétiques et, surtout, exaltés par nos ordres de «missions». Je finissais même par savourer les sonorités de ce mot – mission – et son potentiel cinématographique. J’avais l’impression grisante de participer au théâtre des opérations, parce qu’en sous-main, nous dirigions un peu le monde, une partie congrue tout au moins. Nous fabriquions l’opinion publique à renfort d’analyses qui devaient finir par pénétrer les consciences, par modifier les comportements. Même si je n’étais pas totalement dupe, je me laissais porter par l’euphorie.»
Le narrateur s’intéresse au quartier de Thoreau, situé au cœur de la zone à risque, dont les riverains, précaires et isolés, vivent essentiellement des minima sociaux mais sont les premières victimes potentielles des risques industriels. Là, il est interpellé par un certain Yacine G., convaincu que les émanations de silène provenant de l’usine, ont transformé l’aspect physique et le comportement de sa petite amie Loretta, caissière dans un supermarché accolé au site industriel, la transformant en créature apathique et vieillie, transformations à l'origine de leur rupture.
« MOI. (pugnace) – Certains citoyens évoquent l’incidence du silène. Ils ont des craintes à ce sujet.
LUI. (posément sur la défensive) – Je n’ai jamais eu de plainte en ce sens. Mais je suis prêt à recevoir ces personnes.
MOI. (essayant le ton de la vigilance, mais comme une bouée à la mer) – Mais si le silène était dangereux pour la santé des gens de Thoreau, comment faire ?
LUI. (ferme) – Le silène ne relève pas, pour l’instant, du comité d’alerte. J’insiste sur ce point, comment dirais-je, tout à fait essentiel.
MOI (impatient) – Je sais, mais qui faudrait-il aller voir ?
LUI. (avec le bon sens en bandoulière) – Ecoutez, nos concitoyens sont raisonnables. Ils savent nous faire confiance (s’arrêtant pour reprendre sa pachydermique respiration), et bon, il faut dire qu’ici, 20% de la population est en-dessous du seuil de pauvreté. Alors (avec toute la colère qu’autorise son phrase) quand AMPECK embauche 350 personnes, nos intérêts ont tendance à être, comment dirais-je, communs. C’est évident qu’on ne peut pas ignorer cela. Alors (lentement, mais véritablement scandalisé), quand je vois certains écolos tenir des propos irresponsables sur la soi-disant pollution et tout le tintouin, moi je me dis que ces gars-là (intense colère au ralenti), il faudrait qu’ils viennent un peu ici, au Pôle emploi, voir comment ça se passe.»
Lançant un pont avec Carlo Ginzburg qui cherchait, sous forme d’enquête dans «Le fromage et les vers, L’univers d’un meunier du XVIe siècle», à comprendre la vision du monde de Menocchio, meunier frioulan dénoncé pour propos hérétiques et mis en procès par l’Inquisition, le narrateur s’empare de l’hypothèse de Yacine G. et mène une enquête qui permet de souligner les modes de domination, les clichés sur la population de ce quartier, et les difficultés quasiment insurmontables de compréhension et de résistance.
Comme dans «Contre Télérama» (éditions Allia, 2011), Éric Chauvier propose une appréhension du réel différente du discours dominant, par le biais de l’expérience des exclus du système, faisant toucher du doigt les mécanismes de domination par un langage brumeux, prétendument scientifique et en réalité totalement creux, la représentation du réel par les experts et la réduction du champ de la réalité par le Power point, la responsabilisation invoquée de ceux qui sont en réalité les victimes et n’ont aucun pouvoir, avec en filigrane une réflexion beaucoup plus vaste sur la possibilité de démocratie et de concertation dans un monde ou les citoyens sont anesthésiés, réduits à une condition de consommateurs zombies.
Retrouvez cette note de lecture, et toutes celles de Charybde 2 et 7 sur leur blog ici :
https://charybde2.wordpress.com/2015/05/23/note-de-lecture-somaland-eric-chauvier/