Il vous est certainement arrivé d'affirmer, en finissant votre café: "C'était honnête." Peut-être même avez-vous, à la fin d'un déjeuner, grogné un assentiment à ce jugement définitif, peu désireux de développer, l'esprit ailleurs, déjà. Vous n'allez tout de même pas vous étendre et finasser: oui, vous avez correctement mangé; non, vous ne vous attendiez pas à mieux, vu le prix, et d'ailleurs c'est pour cela que vous êtes rentré là, pour être servi assez rapidement, dans des conditions hygiéniques décentes. Vous auriez pu être déçu, vous auriez pu être surpris, rien de tout cela n'a eu lieu -on dirait que rien n'a eu lieu-, et vous garderez peut-être en tête cette adresse pour un autre repas sans chausse-trappes, ou pour le curieux motif du t-shirt de la serveuse.
Or, s'il y a quelque chose de vaguement déprimant dans la mesure, la proportion juste, au quotidien, quand il s'agit de littérature ce constat devient catastrophique. Me voici face au livre d'Isabelle Autissier, et je n'ai rien à lui reprocher: il est honnête, correct, décent, servi rapidement.
Le style est bourré de clichés, de phrases idiotes (Paul Valéry et sa marquise ont surgi comme d'habitude, mais, les remplaçant d'un coup, je vois nettement Pierre Michon se poignarder la main pour l'empêcher d'écrire des trucs comme ça), mais pas tout le temps: des pages entières sont réussies. La phrase horriblement plate vient d'une volonté toute française (d'après ce bon vieux crypto-fasciste de Kléber Haedens) d'être exact, de trouver le mot juste. Je n'ai rien à redire à cela.
L'histoire et les personnages sont à l'avenant. Le quatrième de couverture dit tout (comme les autres de la sélection Goncourt que je lis, et c'est un étonnement renouvelé: c'est une habitude de l'édition dominante de pourrir ses livres comme les blockbusters le font avec des bande-annonces trop longues?) en quelques mots: deux jeunes gens d'aujourd'hui se trouvent naufragés sur une île australe, avec des manchots. Essayez d'imaginer les péripéties. Prenez une bonne minute. Vous y êtes? Je pense que vous avez tous les évènements des deux-tiers du livre. D'un autre côté, quand on annonce une robinsonnade, il y a des incontournables: la nourriture, l'espoir et le désespoir, l'exacerbation des relations humaines jusqu'à la déshumanisation. Robinson, la réécriture de Tournier, Sa majesté des mouches, en parlent aussi. Autissier a l'élégance de pousser à leur terme certaines noirceurs du genre sans quitter son style exact (et plat à pleurer, oui, oui, mais moins que d'autres de cette sélection), et de se risquer dans l'après-robinsonnade, dans des épisodes eux aussi prévisibles mais plus étranges. La fin est ridicule, mais sincère. J'allais dire honnête, encore. C'est irréprochable.
La philosophie de l'ensemble est claire et nette (comme un glacier? Voyons, quand j'ai vu un glacier, et c'était il y a fort longtemps, je n'ai pas du tout trouvé ça clair, plutôt obscur en fait, épais, bleu). J'ai eu l'occasion d'entendre l'auteur la confirmer, là aussi avec une clarté et une netteté qui l'honorent: l'être humain est fragile mais son orgueil lui fait oublier sa condition; le vernis social craque facilement quand la vie et la mort sont en jeu. Voilà voilà. En même temps, n'est-il pas bon de maquiller de couleurs du jour les vérités anciennes? C'est inattaquable.
On ne peut pas dire que j'ai été volé: j'attendais une robinsonnade, des notations vraies sur le dépaysement et le retour difficile à la vie sociale (Autissier navigatrice en solitaire, tout ça), une phrase passable, et j'ai eu tout cela, plus ou moins raté, plus ou moins réussi. Et c'est, je le répète, catastrophique en littérature, en littérature française du moins: on, et je suis bien obligé de m'inclure dans ce "on", on demande à un livre de nous bousculer, de nous provoquer, de nous révolter, par ses qualités ou ses défauts. J'étais plus à l'aise pour expliquer les défauts du livre d'Angot et les qualités de celui de Bleys, car ils m'ont fait quelque chose, tous les deux. Là, je m'en fous. Je pense déjà au suivant. J'ai mis deux jours à le lire. J'y pense depuis que je l'ai lu parce que j'étais bloqué sur cette idée: c'était honnête, que néanmoins je comptais bien écrire une critique, et que ça m'agaçait de ne pouvoir aller plus loin. Heureusement que cet agacement ne s'est pas mué en exaspération devant cette oeuvre posée, équilibrée, mesurée; sinon j'aurais terminé par une méchanceté, de celles qu'on profère quand la mauvaise foi supplée aux arguments manquants pour justifier un sentiment injuste, du genre: les tièdes ne font pas de littérature, Isabelle Autissier non plus.