« Lorsque l’on vit depuis de nombreuses années dans la jungle, on arrive à reconnaître parfaitement le silence avant la tempête. C’est


la même chose dans le quartier. Ça transpire dans les boutiques et
chez les gens, lorsque la rue devient nerveuse ou calme. C’est cette
pulsion qui nous rappelle que, sous l’asphalte et les couches de
béton, sous les parkings souterrains et les mille et une histoires
emprisonnées derrière chaque porte, se trouve l’essence même de la
vie, l’eau et le feu. Comme un ange déchu de notre mémoire, tout ce
qui est raconté, tout ce qui se passe produit un écho contre les murs
du quartier. De vieilles histoires, des légendes, des proverbes, des
commandements, des menaces plaines de colère, des formules
publicitaires. »



Tiffany, Tanveer et Epi. Une femme, deux hommes. Le triangle amoureux consumé par une passion fatale. Une tragédie aussi vieille que le monde.


Tiffany a largué Epi pour tomber dans les bras de Tanveer, son meilleur ami. Une brute épaisse, délinquant récidiviste dont Epi s’est fait le complice. Tiffany a un gosse, une sœur et une mère. Autant de boulets à traîner, mais la jeune femme a de l’ambition. Elle mène son petit monde à la trique, espérant étendre son emprise sur Tanveer afin d’en faire son protecteur et son bras armé. Elle ne connaît par le bougre, sa propension à violer et tabasser les prostituées. Epi sait. Pour les beaux yeux et les sourcils tatoués de la belle, il est prêt à tout. Massacrer avec un marteau son ami pour reconquérir Tiffany. Quitte à mettre dans l’ennui son frère Álex, ex-toxicomane taraudé par la schizophrénie, et Salva, le tenancier du bar où il a ses habitudes. Quitte à mettre le feu à ce quartier populaire de Barcelone où tout se sait et tout se déforme. Un quartier peuplé de gagne-petit, de sans grades, Catalans, Latinos et Maghrébins tirant le diable par la queue, vivant de combines et de petits boulots. À moins qu’un alibi ne lui sauve la mise. Pour cela, il peut compter sur son frère, même si celui-ci a l’impression d’arriver toujours trop tard.


Soudain trop tard nous dresse un portrait de Barcelone bien éloigné des clichés colportés par les brochures touristiques. Avec ce récit, Carlos Zanón renoue avec les racines du roman noir, nous remettant en mémoire une évidence. Le roman noir est issu de la rue, de la misère sociale ou intellectuelle, et des espoirs déçus, fracassés par un monde sans pitié, mais d’où émerge parfois des lambeaux de fraternité. Sec, violent, marqué par la malchance et l’égoïsme, Soudain trop tard nous dévoile les angles morts de la cité catalane, s’attachant au quotidien de ses habitants les plus marginaux. Pas de Bien ou de Mal dans ce roman. Juste des gens, des quidams, qui survivent et disent non, buvant un coup après, parce que c’est dur.


Le récit est porté par un sentiment d’urgence, oscillant entre présent et passé, dans un crescendo douloureux et implacable. Il est sublimé par une prose ne craignant pas les envolées poétiques, histoire de contrebalancer l’atmosphère plombée par les actes des hommes. Carlos Zanón ne néglige pas pour autant ses personnages, exposant sans fard leurs défauts et qualités. Pauvres types jusqu’au bout, Epi et Álex en ressortent plus fragiles, à l’image d’une immense partie de l’humanité, bien plus préoccupée par sa survie que par le taux de croissance ou les mirages du combat politique.


Bref, remercions les éditions Asphalte, à l’origine de cette découverte qui ne restera pas sans lendemain sur ce blog. Cela tombe bien, deux autres romans de l’auteur espagnol sont disponibles dans nos contrées. Il n’est jamais trop tard…


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leleul
7
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le 14 juin 2016

Critique lue 92 fois

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