Défini de façon abstraite, le storytelling est l'usage des techniques du conte et du récit à des fins de communication. Il s'agit de raconter une histoire (souvent un parcours personnel) adoptant le ton de la sincérité et susceptible de toucher durablement les affects de ses destinataires, dans le but d'orienter la conduite et le comportement de ces derniers.


Défini de façon concrète, le storytelling est l'un des outils privilégiés de la propagande étendue à toutes les sphères du business et de la politique (ce qui incite à penser que cette dernière est bel et bien devenue un business comme un autre). Depuis une vingtaine d'années, en effet, la méthode du storytelling a envahi l'ensemble des activités de communication et des instruments de pouvoir : la publicité d'abord, puis, très vite, le marketing, le journalisme, le management entrepreneurial, le discours politique, la rhétorique militaire, etc.


L'une des grandes forces symboliques du storytelling, comme le montre Christian Salmon, est de donner l'illusion que les contradictions de la vie réelle peuvent être surmontées dans une histoire globale qui a toutes les formes extérieures de l'authenticité, mais dont les finalités profondes sont mercantiles ou idéologiques (campagnes publicitaires ou électorales...). A l'analyse rationnelle des faits contradictoires se substitue une fiction à forte teneur émotionnelle, dans laquelle il est toujours possible de suggérer la compatibilité des idées même les plus antinomiques. Les communicants modernes sont passés maîtres dans l'art de neutraliser les contraires et de renverser les valeurs. Le tour de force, qui est en même temps un tour de passe-passe, fonctionne quelles que soient les valeurs en présence, conformistes ou subversives, conservatrices ou progressistes, peu importe. Vidées de leur substance, elles deviennent des arguments marketing, de simples faire-valoir parfaitement malléables (ainsi de l'imaginaire punk aseptisé par la publicité).


Le storytelling s'avère également très efficace lorsqu'il s'agit de redorer l'image d'une marque moralement critiquable. Le procédé rhétorique est connu depuis des lustres : on transforme en arguments de vente les accusations qui menacent justement la marque en question. Et cela, selon un modus operandi procédant par désamorçage et remodelage des forces opposées pour les mettre au service de ce à quoi elles s'opposent. Le cas de Nike est particulièrement révélateur à cet égard. Au début des années 90, la firme doit faire face aux critiques très vives qui dénoncent le travail des enfants dans ses usines sous-traitantes d'Asie du sud-est. Nike ne changera sa ligne de conduite que dix ans plus tard, non pas en raison d'un accès soudain de conscience morale dans l'esprit de ses dirigeants, mais parce que les dénonciations répétées finissent par avoir une incidence négative sur les profits attendus. La stratégie de communication consistera à opposer des histoires (fictives), ou des contre-récits, aux histoires (réelles) qui plombent la réputation de la marque — grâce, par exemple, à des publicités mettant en scène des sportifs issus de minorités ethniques défavorisées, et qui, chaussés de leurs Nike, réalisent l'idéal américain de la réussite individuelle, sociale ou existentielle. Nike, fer de lance des plus démunis...


Christian Salmon décrit très bien le cynisme de ce « hold up sur l'imagination ». Mais les limites de l'ouvrage résident peut-être dans son manque d'ambition théorique. Dommage tout d'abord que Salmon cantonne sa critique de la politique américaine aux seuls gouvernements de la droite conservatrice républicaine (alors que, bien évidemment, les démocrates utilisent les mêmes techniques de manipulation). Des références aux travaux très nombreux sur les diverses formes historiques de la propagande auraient sans doute été bienvenues. Cela aurait pu conduire Salmon à mieux caractériser l'originalité du storytelling actuel dans son contexte néolibéral (dont la critique est bien l'un des objectifs déclarés de l'ouvrage). Il ne remarque pas non plus l'aspect matriciel des techniques modernes du storytelling, qui utilisent souvent une sorte de schématisme narratif, un récit délibérément vague, mais qui en contient potentiellement de nombreux autres, et à partir duquel chacun peut inventer sa propre histoire, se faire son propre film. Ce qui permet, mieux qu'une seule histoire aux contours trop définis, de favoriser l'identification d'un plus grand nombre de consommateurs à la sémantique d'une marque.


Un dernier point non abordé par l'ouvrage concerne les conséquences possiblement désastreuses de cette main-mise du storytelling sur l'imaginaire collectif. Des conséquences qui pourraient affecter le reste de la culture et de ses oeuvres, en altérant par contamination d'autres formes de récit, notamment le cinéma (si l'on en juge par l'indigence scénaristique dont ce dernier fait preuve depuis quelques années — du moins dans ses productions les plus commerciales). Il est vrai que la musique avait déjà fait les frais de cette fausse authenticité résultant de sa réappropriation par le marketing. Tom Waits apportait d'ailleurs une formulation inédite aux thèses de Walter Benjamin sur la perte d'aura des oeuvres d'art lorsqu'il affirmait qu'à chaque fois qu'il entendait une chanson des Beatles dans une publicité, la chanson perdait pour lui de sa valeur : « Fait chier, encore une de foutue ».


En ces temps de festivités azimutées, on ne peut oublier que les récits sollicitant la symbolique de Noël ont moins à voir avec l'innocence d'un conte pour enfants qu'avec la manipulation à grande échelle de l'un des business les plus rentables de l'année.

Pheroe
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le 28 déc. 2014

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