Une des plus bouleversantes enquêtes d'investigation de tous les temps.

Dans les années 80, la République Fédérale d'Allemagne est un Etat très performant dans l'industrie et 30 ans après le nazisme, elle devient une des principales puissances économiques européennes pour atteindre quelques années plus tard le summum de sa puissance lors de la réunification. Dans cette Allemagne renaissante, flamboyante, dirigée par la CSU (la droite classique), dans la froideur du matin, sur des aires d'autoroute grisâtres, sont alignés des travailleurs sans assurance, sans papiers, sans dignité : un million de Turcs qui servent à l'économie allemande d'esclaves modernes, de souffre-douleurs et de galériens. Ils sont là, taiseux et courageux, à supporter la morsure glaciale de la bise, à travailler des dizaines d'heures d'affilée sans dormir, occupant des emplois précaires dont personne ne veut, payés 3 fois moins qu'un Allemand, sous la menace constante de l'expulsion, soumis à la bonne volonté des entreprises de main d'oeuvre situées dans la Ruhr par des hommes d'affaires encartés au SPD sans scrupules qui bien souvent ne les payaient pas et confisquaient leurs papiers. Quand ils ne retournaient pas en Turquie par dépit ou par l'expulsion, ils vivaient dans les taudis, tentant de survivre misérablement, sacrifiaient leurs santés, et ce dans un pays indifférent à leur souffrance, et même un pays qui les hait. Entre les relents racistes des nostalgiques du nazisme, la violence du clergé, les tests pharmaceutiques, les conditions de travail à la limite du crime contre l'humanité, Günter Wallraff, grand journaliste et militant d'extrême gauche, s'est grimé en un turc nommé Ali, et témoigne dans ce livre formidable Tête de turc de son quotidien. Enfin, il brise le silence. Enfin, grâce à lui, l'heure de l'introspection est arrivée.


Günter Wallraff est un homme d'une grande qualité. Ami du grand écrivain allemand Heinrich Böll, il signe des oeuvres qui sont des rapports journalistiques très détaillés et les met sous la forme de livres. Après les prisons des dictatures et autres aventures, il se penche enfin sur le sort des silencieux de l'Allemagne, victimes d'un crime contre l'humanité bis, à l'allemande, qui évoque d'ailleurs parfois l'inhumanité de la Shoah : les immigrés Turcs. Il montre d'abord leurs conditions de travail : moins bien payés, exploités comme des esclaves vendus au plus offrant, devant "doubler" voire "tripler" leurs journées de travail, interdits d'utilisation des masques/casques et comme étrangers aux règles de sécurité les plus élémentaires. Chaque jour, les Turcs sont atteints dans leur dignité, maltraités, licenciés, non-déclarés à la sécurité sociale et accomplissent les travaux les plus éreintants, les plus dégradants et les plus dangereux. Pire encore, ils sont envoyés dans les centrales nucléaires à la place des ouvriers allemands pour nettoyer certains composants, et reçoivent trois à quatre fois la dose maximale annuelle de radioactivité en quelques jours, mourant alors d'un cancer quelques années plus tard dans d'atroces souffrances. Quand ce n'est pas la radioactivité, c'est la poussière, l'amiante et le mercure qui les empoisonnent à petit feu, sans qu'ils songent même à s'en plaindre. Parfois travaillant jusqu'à 22 heures d'affilée, ils sont souvent floués et non-payés. Comme les esclaves de temps antiques, ils sont bringuebalés à travers toute la RFA clandestinement pour travailler sur des chantiers par des entreprises de sous-traitance où ils sont reçus par des ouvriers allemands racistes et nostalgiques pour beaucoup du IIIème Reich. Ce drame humain est voué au Dieu Profit. Les Turcs sont par ailleurs traqués par la police aux attitudes encore parfois dignes de la Gestapo, ils sont soumis à des tests pharmaceutiques de manière massive, comme de vulgaires rats de laboratoire, et la plupart des Eglises les refusent dans leur giron, y compris alors qu'ils sont en danger de mort. Ce plaidoyer brûlant et grand pour ces exploités de l'Allemagne, qui s'est reconstruite sur le dos de ces hommes sacrifiés, est tout aussi parfait que la charge assénée aux salauds de Adler, et autres chefs d'entreprises sans état d'âme qui n'ont même plus conscience du caractère humain de leurs travailleurs. Le livre est tellement riche en anecdotes et en informations, il est tellement brillant et vivifiant dans son message que je ne pourrais réussir à démontrer ici l'humanité formidable de Günter Wallraff, un des hommes qui sauve par sa dignité et son sens de la justice son pays l'Allemagne, sali par tant de crimes.


Tête de Turc est un reportage social, de gauche et il montre le réel tel qu'il est en compilant des informations très brutes, des récits, des dialogues et des photographies. Le style de Günter Wallraff est très épuré, très simple, presque divertissant, en frisant régulièrement le cinglant et le cynique. Ce livre se lit très facilement et constitue une porte d'entrée vers l'enfer social de ces immigrés turcs, qui inquiètent tous les lecteurs du monde et leur rappellent l'horreur de la condition ouvrière. Il remet surtout en cause aussi le modèle économique allemand qui s'est servi (et se sert encore dans les Pays de l'Est) de mains d'oeuvres des entreprises de sous-traitance pour minimiser le coût du travail, concurrencer l'ouvrier allemand, créer la discorde entre les pauvres et ce sans se soucier de l'état de santé des hommes, à l'espérance de vie drastiquement inférieur à l'Allemand moyen. Les dialogues écrits à la façon de la pièce de théâtre rendent de manière absolument brillante le réalisme et le naturel spontané des personnages réels comme Adler, les membres du Clergé ou les collègues ouvriers. Günter Wallraff alterne des moments didactiques pour raconter en ses termes et comme il l'a vécu les conditions de sa vie. Il est difficile de ne pas ressentir de l'empathie, et de ne pas songer avec tristesse à ces vies brisées, à ces hommes parqués dans des camions à bestiaux, faméliques et pourtant si courageux, comme s'ils n'avaient jamais totalement perdu espoir. Tête de turc est de plus un livre anti-conformiste, car il ne cède pas à la tentation du clivage racial, qui n'est que minime : c'est bien non pas dans l'essence même du Turc que se trouve le problème, mais bien dans les regards des autres qui le voient, et également dans la vie sociale dans laquelle ils s'installent. Il est impossible de ne plus se souvenir de ces visages, qui ressemblent à la fois au visage grimé d'Ali, mais qui se parent surtout des yeux humains des hommes désespérés.

PaulStaes
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le 2 juil. 2018

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Paul Staes

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