Les Serbes sont un peuple qui se contente difficilement d'une seule vie, si bien qu'ils la redoublent ou la multiplient même jusqu'à dix fois. Ensuite, comme si cela ne leur suffisait pas, ils persévèrent obstinément dans leurs rêves ou vivent simultanément en plusieurs endroits, et en chacun d'eux avec autant de tumulte et de passion.
Voici ce que Goran Petrović, romancier serbe d'une génération plus jeune que Slobodan Selenić, écrivait à propos des Serbes dans son très bel Atlas des reflets célestes. Quoiqu'il n'exploite pas du tout la même veine, celle d'un réalisme magique slave aux accents borgésiens, Selenić pourrait reprendre à son compte la phrase de Petrović. En tout cas, le truculent personnage central de Timor Mortis, le centenaire Stojan Blagojević (1840-1944), en est la parfaite illustration. Consigné par Dragan, le jeune narrateur du roman, son destin semble condenser mille vies, tantôt réelles, tantôt rêvées. C'est le destin d'un Serbe de Croatie, homme politique et fonctionnaire de l'Empire austro-hongrois, retraité du royaume de Yougoslavie, dont la carrière extraordinairement longue a épousé chaque sinuosité d'une histoire tortueuse.
Timor Mortis est avant tout un roman belgradois - Belgrade s'est-elle, elle aussi, jamais "contentée d'une seule vie" ? Il se présente comme le récit d'une cohabitation forcée, durant l'occupation allemande de la Serbie, au cours de la Seconde Guerre mondiale. D'un côté, ce vieillard qui a vécu le printemps des peuples, le compromis de 1867, les tractations politiques à la Diète de Croatie, l'émergence du sentiment yougoslave et la naissance du royaume des Serbes, Croates et Slovènes. De l'autre, le jeune Dragan, étudiant en médecine devenu brutalement orphelin à la suite des bombardements allemands sur Belgrade. Les horreurs et les hasards de la guerre les ont réunis dans un deux-pièces situé au cœur de la capitale serbe, transformée en champ de ruines. C'est autour de ce modeste appartement, durant un court laps de temps (un mois d'automne 1944, au moment de la libération de la ville par les Partisans communistes), que Selenić resserre la focale de son récit. Blagojević, au verbe toujours facile malgré les années, fera du jeune Dragan l'auditeur privilégié du récit insaisissable de sa vie chahutée. Au gré de ses remémorations, le lecteur quitte un moment, avant d'y retourner à intervalles réguliers, l'étouffant appartement belgradois pour de plus vastes horizons (ceux de cette région de confins, partagée aujourd'hui entre la Croatie et la Serbie, qu'est la Syrmie, puis Zagreb, Budapest et Vienne) et des temps lointains (le destin de Blagojević dotant le récit d'une passionnante profondeur historique). Ce rythme très habile de systoles et diastoles donne à la narration son moteur : un élan qui, outre d'emporter l'enthousiasme du lecteur, lui fait saisir sans peine les complexités d'une histoire mal connue.
Jusqu'en 1918, les Serbes n'ont pas de destin commun : les uns se sont réunis en une principauté indépendante, née de la révolte contre les Ottomans, les autres constituent une minorité implantée dans les marges de l'empire austro-hongrois, où elle subit les brimades tant des Croates que des Hongrois. La nation serbe se répartit ainsi de part et d'autre d'une ligne de partage, cette "frontière militaire" autour de laquelle se joue précisément la vie de Blagojević, né à Ruma (austro-hongroise depuis le traité de Passarowitz), étudiant à Sremski Karlovci, fonctionnaire à Zagreb, retraité à Belgrade. Ligne de crête qui est aussi une ligne de suture entre les deux visages de cet homme-Janus partagé entre attachement à la Double Monarchie (c'est le sentiment "unioniste" partagé par une partie des élites croates) et défense d'une identité serbe bafouée.
Est-ce aller trop loin que de relier ce thème du double et ce motif de l'écartèlement (impossibles contorsions auxquelles doit se plier un peuple soumis à une double appartenance) à la structure même du roman ? Timor Mortis est en effet à la fois le nom du roman de Selenić, et celui du récit de Dragan, composé après coup à partir de ses notes prises sur le vif, de ses souvenirs de l'occupation et des récits soigneusement consignés de son colocataire centenaire. Dans un même mouvement, le narrateur Dragan, pivot de cette construction narrative enchâssée, relate en effet l'histoire entremêlée du XIXe siècle serbe, tout en s'interrogeant constamment sur les modalités de son écriture. À la fois scribe et historien, secrétaire et enquêteur, il ne se borne pas longtemps à être l'"Auditor" muet de l'histoire tragique des Serbes de Croatie, racontée non sans emphase par le vieillard (surnommé, quant à lui, "Illustrimissus"), souvent suspect de falsifications et d'exagérations rhétoriques. Entreprenant sa propre enquête, il tentera de démêler le vrai du faux, le fait du fantasme, en éclaircissant par exemple le destin de la forte et troublante Mila, épouse de Blagojević et fervente défenseuse des Serbes de l'Empire. Sa maestria narrative, volontiers autoréflexive, rapprocherait ainsi Selenić d'autres grandes figures du roman serbe : le déjà cité Petrović, et les incontournables Milorad Pavić et Svetislav Basara.
Plus sobre, moins "postmoderne", la virtuosité de Selenić est toutefois assez époustouflante lorsqu'il enchâsse cette dense matière historique (que les notes en fin d'ouvrage achèvent d'éclaircir) dans un cadre romanesque que son humour tendre et alerte rend des plus attachants. En effet, au milieu de cette soudaine accélération de l'histoire (une phrase, que je n'ai hélas pas retrouvée, compare le mouvement historique à celui d'eaux tantôt en crue, tantôt à sec), l'appartement devient un petit théâtre immédiatement familier, peuplé d'une poignée de figures pittoresques. On n'y suit pas sans émotion les désarrois de l'élève Dragan, jeune homme solitaire qui fait, durant ces années de guerre, nombre d'expériences décisives. Outre le compagnonnage avec les souvenirs du vieil Illustrissimus, il découvrira ainsi l'amour, avec la toute jeune Biljana, prostituée venue de la campagne et compromise avec des officiers allemands. Sans oublier les dilemmes moraux et les tracasseries quotidiennes dont il lui faut se dépêtrer, alors que Belgrade, assiégée et presque totalement ruinée, vit des jours apocalyptiques.
Encerclé de toutes part par les eaux en crue de l'histoire, l'appartement belgradois est donc aussi la scène d'un véritable roman de formation. Théâtre d'un double éclaircissement, d'une double enquête menée par le jeune Dragan : sur les souvenirs douteux d'un homme du siècle passé, et sur les ressorts de son désir pour les formes voluptueuses de Biljana. La mort, naturellement, y joue un rôle central, endossé par la figure quasi allégorique de Mèrenoire, survivante des terribles massacres perpétrés par les oustachis en Slavonie, et réfugiée auprès de nos héros. Cet ange noir et muet planant sur le récit en est aussi le point aveugle, qui met, soudain, la faconde de Blagojević en défaut et l'inexpérience de Dragan à l'épreuve. De fait, le roman s'ouvre et se ferme sur deux cadavres, avec lesquels notre narrateur devra bien composer : l'un est celui de cet homme hors d'âge, qui condense un siècle d'histoire de la Serbie, l'autre celui du corps aimé et innocent de Biljana. L'un meurt sous le poids écrasant de sa propre mémoire, l'autre sous les coups de la folie destructrice des hommes, que la guerre a rendus à moitié fous de peur et de haine. Face à eux, Dragan se retrouve seul, impuissant malgré sa formation de médecin, au moment où le livre, quoique se refermant sur la libération de Belgrade, se clôt sur une profonde incertitude. Une page s'ouvre, c'est certain, une page amnésique mais non pas vierge : déjà maculée de sang.