Bruxelles, une riche veuve assassinée quelques jours plus tôt dans une église parisienne laisse les traces de ses rancœurs au domaine familial et un nouvel imbroglio aveugle à résoudre en urgence pour l'inspecteur San Antonio. Les fidèles sont là, sacristains de composte-t-elle, prêts à dégainer leur python silencieux et leur gourdin mastaf. Un décor lointain d'Afrique Coloniale pose les bases tandis que des relents d'exactions lourdes viennent interrompre les coïts adultérins d'un narrateur presque sans scrupule, la recette s'écule mais si tu recules... L'auteur affronte
là où vont les mots les errances de sa foi,
s'oublie de chairs à la courbe des vallons pour s'illuminer le chemin. Mystique du laisser vivre.
Cette impassibilité (impassible n'est pas français) nous dispense
d'échanger quelques-unes de ces turpitudes pitoyables que les hommes
se croient obligés de s'adresser lorsque la vie les met en contact.
Toujours le sens sociétal de l'inspecteur San A, cet instinct grégaire de troglodyte aigri qui place le héros autant à part que dans la lignée bâtarde des classiques détectives du polar : Dard cocoricote, les pieds dans le brin et le nez au-dessus, pour admirer les qualités de nos voisins belges et rappeler à ses compatriotes combien le choix de son personnage principal vient intensément nous ramener à nos conditions de bouseux donneurs de leçons, hâbleurs et râleurs, insupportables à d'autres qu'à nous-mêmes. Une phrase à peine et toutes les humeurs fétides et nauséabondes de l'inspecteur fat suintent de chaque mot en
cette poésie crasse mais lucide
qui n'appartient qu'à lui.
La vie c'est juste une bande-annonce pour film à la noix. On
devrait « sentir » ça dans sa chair et dans son esprit. Mais que
tchi : on conserve le bandeau des fusillés sur les yeux pour ne pas
voir le peloton. On n'espère pas, non, on ne va pas jusque-là,
simplement on occulte : on chasse de ses perspectives la culbute
inexorable. La remet à plus tard, à jamais. C'est ça, vivre : oublier
sa fin.
Est-ce l'âge ?
Frédéric Dard a dépassé les soixante-dix ans lorsqu'il fait paraître cette énième enquête du fallacieux fétiche San A – ce miroir de foire bovine, déformé de ses viles perversions et de ses imaginaires débridés, qu'il accompagne depuis si longtemps. Au gré d'une existence. Là où tout n'était jamais que rigolade, clins d'yeux spécieux et vicieux à la dérision maladive de l'existence, honnête chant sublime de l'instant saisi et joui en grivoiseries, suées brutes cambrées sur deux pages,
une forme de mysticisme s'infiltre
entre les lignes paillardes de l'auteur. La verve y garde le ton crasse et franc du héros décoffré mais la question demeure : quid de l'après, quid de l'avant, si tout se résume à l'éphémère comment résumer l'homme ?
Tout part en couilles sous l'œil neutre du seigneur. Plus que ça même, troisième ouvrage des épopées de l'inspecteur mais déjà le malaise proche du paroxysme sur la quantité obscène de défourraillages corporels – bien qu'il me faille avouer que certaines scènes touchent à un érotisme féministe trop incroyablement rare ici, dans ce bain de foutre en suspension, pour ne pas le souligner. Pour une fois, une héroïne – du mauvais côté de la loi certes – vient voler la vedette à la flicaille engraissée, et Frédéric Dard crée là une créature au charme sauvage, au caractère impitoyable, à la détermination sensuellement intransigeante. Démontre en un portrait complexe sa compréhension des évolutions du monde contemporain afin de mieux mettre en danger le héros grivois et presque obsolète de ses fables à la petite morale.
Le principal intérêt de ma putain de vie, c'est qu'elle est
extravagante. Je ne compasse jamais, fais fi de toute routine, hais
l'autosatisfaction, m'insurge contre la soumission, abolis
l'esclavage, mortifie les imbécile, détracte le faux-cuage, n'emprunte
jamais aux riches, prête quelquefois aux pauvres, bouffe les culs
inodores, me laisse pleurer dans le gilet par les gens de cœur,
embrasse les causes perdues, baise les femmes malheureuses, me fais
sucer par les dames comblées, prie souvent l'hypothèse de Dieu,
consomme des calories excédentaires, vote scrupuleusement, aime à
faire des cadeaux, serais ravi d'en recevoir, vis et conduis souvent
en état d'ébriété, demande beaucoup à la vie, lui donne davantage,
tolère énormément, réprouve parfois, gagnerais à être méconnu, meurs à
petit feu et sais suffisamment de saletés sur les autres pour pouvoir
me faire une idée approximative de moi-même.
Sans concession. Lucidité authentique de son obsolescence disais-je.
L'auteur expie ici ses déraisons et ses déraillages. Donne l'absolution à son personnage trop big to be true, trop big to be real. Les huiles qui coulent dorénavant sur l'inspecteur ne l'empoissent plus pareil, San A est oint du pardon de son créateur et sa lubricité, loin d'y avoir été dissoute, s'y déploie de bonheur et d'optimisme. De transfiguration quasiment. Il y a là, Turlute Gratos les Jours Fériés, comme
le legs volontaire et fripon d'une saveur constante de l'instant.
Les injonctions de l'auteur à réveiller le lecteur : si la musique de ses mots heurte, uppercute, décalque hors des pages, si les mélodies de la verve y sont frénétiques, abusives et obsédées, la symphonie bâtarde qui en surgit adoucit les peurs et les angoisses de son authenticité tangible, poisseuse. Quoi qu'on en dise, la crasse qui suinte des aventures de San Antonio n'est que le reflet débordant et envahissant du morne quotidien sans horizon qui nous enchaîne au lendemain.