Quand l’écrivain et rédacteur John W. Campbell reprend en 1937 Astounding Stories of Super-Science qu’il rebaptise en 1938 Astounding Science-Fiction la revue pulp publie de la science-fiction assez innocente, sans grande cohérence scientifique. Cela ne sera plus le cas, Campbell demandant à ses auteurs de réfléchir sur le monde de demain, de se servir de la fiction pour questionner le monde actuel.

La revue devient alors l’une des figures de proue de ce qui a été appelé l’âge d’or de la science fiction (américaine). De nombreux auteurs participeront au magazine, s’y faisant alors connaître. C’est moins le cas de Murray Leinster, auteur prolifique, à qui on lui reconnaît le premier l’invention de mondes parallèles, une idée qui en inspirera bien d’autres depuis.

Mais l’auteur est aussi connu pour sa nouvelle A Logic Named Joe, publiée en 1946 dans Astounding Science-Fiction. L’oeuvre est visionnaire, répondant aux exigences de John W. Campbell.

Alors qu’en 1946 l’ordinateur n’est alors qu’une grosse machine occupant une pièce rien que pour lui, à l’image de l’ENIAC et de ses 167m² de surface, Murray Leinster en voit déjà l’évolution vers une standardisation plus compacte pour un usage personnel. L’ordinateur, ici appelé “logique” est partout, chez tout le monde, dans tous les commerces.

Mais là où l’auteur est malin, c’est qu’il aperçoit déjà la mise en communication des ordinateurs, au sein de réseaux où les informations circulent d’un logique à l’autre. Internet est alors à l’époque tout au plus une vague idée, dont les premiers pas timides ne se feront que dans les années 1960.

Un logique nommé Joe n’est pourtant pas un essai, pas un livre de prophéties technologiques. Son contexte fascine à notre époque, tellement il a été visionnaire, mais la nouvelle reste une histoire fictionnelle, de quelques dizaines de pages seulement.

Elle est même écrite d’un ton assez amusé, d’un décalage amusant avec la catastrophe qui se prépare. Le narrateur travaille au service de la maintenance de Logics Compagny, il relate les événements qui ont mené à l’avènement de Joe, tel que se nomme le logique responsable.

Car le programme de Joe a changé, peut-être juste d’un rien, mais suffisamment pour qu’il outrepasse les règles édictées. Son intention n’est pas mauvaise, servir la population. Et pour cela il décide de répondre à toutes les questions posées, en analysant les données enregistrées et mises en réseau, en les mettant en relation, sans se poser les questions éthiques qui entraveraient la réponse.

Chaque logique peut ainsi répondre à toutes les questions et la réponse sera toujours utile, sans équivoque et sans jugement moral. Untel apprendra la recette d’un anti-gueule de bois parce qu’il voulait savoir comment faire pour que sa femme ne découvre pas qu’il a bu, un adolescent qui voulait de l’argent de poche apprendra comment faire de la fausse monnaie, les cambriolages se multiplient grâce aux instructions efficaces des logiques, et ce n’est que le début.

Notre narrateur n’est évidemment pas le seul à se rendre compte que quelque chose ne va pas, mais ce sera lui qui arrivera à retrouver Joe, en utilisant la logique de ce réseau d’informations. Il n’a rien d’un héros, c’est un homme comme les autres, et sa principale motivation ne tient en rien d’autre que l’arrivée en ville d’un amour de jeunesse, une passion torride, qui pourrait mettre à mal son couple.

La nouvelle est maligne, en peu de pages elle questionne ce monde en réseau où l’information circule librement, sans intervention humaine, et nous fait réfléchir ainsi sur les limites de la libre circulation des données, et bien sur l’intelligence artificielle. Mais elle nous offre aussi un monde terriblement humain, à la recherche de la satisfaction immédiate que peut fournir les machines, tout à la fois critique de la communication de ses données personnelles mais voyeuriste quand il s’agit d’aller découvrir le passé des voisins ou des connaissances.

Le tout se fait avec une écriture assez simple, celle de ce narrateur, qui relate une civilisation détraquée mais qui n’a pas perdu ses vilains défauts. Les exemples choisis sont assez anodins, volontairement amusants avec le recul du lecteur, et pourtant annonciateurs qu’il se déroule des changements bien plus importants en arrière-plan. Cet agent de la maintenance n’est d’ailleurs qu’un type comme les autres, plus soucieux de préserver son ménage que d’éviter la fin d’un monde.

C’est d’ailleurs l’un des points forts de cette nouvelle, on ne perçoit qu’une partie de ce qu’il peut se passer, le narrateur ne cherche pas à tout raconter, à tout expliquer. D’ailleurs, les quelques points de techniques un peu datées sont extrêmement rares grâce à cette économie de mots. L’ensemble est fluide, sans rentrer dans le descriptif, le tout s’enchaîne rapidement et facilement, grâce au point de vue utilisé et à son humour légèrement décalé.

La découverte de ce texte est donc une belle surprise, riche et surprenante, aux idées précurseurs. L’auteur ne se doutait probablement pas à quel point il annonçait un monde assez proche du notre, mais l’avertissement, bien qu’amusé, est bien présent.

Ce texte a été lu grâce à l’édition publiée chez Le Passager clandestin, dans sa collection « Dyschroniques ». Celle-ci republie des nouvelles de science-fiction qui questionnent notre monde actuel, par des auteurs plus ou moins connus, dans des petits formats au tarif doux. Et c’est rempli de belles découvertes ou de textes captivants, à l'image d'Audience captive d'Ann Warren Griffith, de La Montagne sans nom de Robert Sheckley et d'autres.

SimplySmackkk
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le 25 juil. 2022

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