François Klein fut un presque-médecin oublié. Cela peut se comprendre, Klein était psychotique et tenta de soutenir une thèse (Maladie mentale expérimentale et traitement des maladies mentales) qui, on s’en doute bien, ne trouva pas les faveurs du jury. L’idée principale de Klein est d’expliquer que pour ramener un patient à la pensée raisonnable, il faut en passer par un ton et un regard calme et paisible (ce qu’il nomme le regard et la voix mentaux-corticaux). Nul besoin d’être un grand spécialiste pour se rendre compte que les écrits de Klein sont tributaires de la psychose :
Regard et voix toujours mentaux-corticaux, pour que les ovules-spermatozoïdes parlant présumés microbes invisibles mais sonores, qui suivent, soient atténués. Déjà, à plusieurs reprises, les ovules-spermatozoïdes parlant se sont laissé considérer comme microbes : vaccin atténuation. Plus loin, aussi « fantastique » ou « fou » que cela paraisse, il sera démontré que ce sont des infra-microbes, des virus parlants, comme il y avait déjà des virus lumineux et odorants.
Derrière cette folie lisible se trouve une logique tout aussi psychotique mais qui fait tout l’intérêt de ce livre : Klein, au-delà du délire classique, est un cas paradigmatique de rationalisme morbide. Le rationalisme morbide fut mis à jour par Eugène Minkowski, élève de Bleuler, et cela consiste à penser uniquement par abstraction, abstraction qui remplacerait le rapport avec la réalité. En d’autres mots il s’agit d’une pensée abstraite qui ferait fonction de pensée concrète, une pensée qui se développerait sous le signe de réification. Cette abstraction chez Klein prend la forme suivante :
4 = 4. Le niez-vous ?
Jaune = jaune. Le niez-vous ?
Absurde = absurde. Le niez-vous ?
Donc : il est absurde de dire que quelque chose est absurde. Le niez-vous ?
En effet, par exemple : animal = animal,
et non pas animal = moi ou Durand.
Et, moi – moi-même,
Durand = Durand, et non pas
Durand = animal ou fumier, etc.
Prendre Durand pour un animal ou un fumier,
etc., de même que Durand se prenne pour un animal ou un fumier, etc.,
ce sont des erreurs (des délires) grossières. La vérité est que :
Durand est Durand
Durand = Durant et
fumier est fumier
fumier = fumier
Ce qui est frappant c'est de voir a quel point la pensée s'établit uniquement par tautologie (4=4), mais précisément il y a un excès. Il y a une impossibilité de concevoir une autre identité que celle de la prémisse que pose Klein. Ainsi Durand ne peut qu'être Durand, et quelque chose ne peut pas être absurde, puisque quelque chose est quelque chose. Bien entendu Durand ne peut pas être un animal en soi, toutefois animal n'est pas envisagé (cela serait une erreur pour Klein) comme pouvant qualifier moralement Durand par exemple. Ce que nous montre ces quelques citations c'est que la logique de l'identité ne peut pas à elle seule rendre compte de la réalité, elle ne peut pas envisager la différence (les prémisses sont toujours égales aux prémisses). Ainsi nous sommes dans une pure abstraction asséchant tout rapport à la réalité. Mais il ne s’agirait pas de rejouer l’histoire du schizophrène qui serait coupé de la réalité. La rationalité « classique » est tout autant familière à l’abstraction que peut l’être le rationalisme morbide. 4=4 et jaune=jaune ne sont pas des affirmations scandaleuses. Le fait que cette logique psychotique a un certain degré de familiarité avec celle qui serait « recevable » montre bien que l’abstraction remplaçant la rencontre avec la réalité est un processus qui pourrait être prédominant dans nos existences (ainsi le dernier chapitre de La Société du Spectacle de Debord). Nous sommes tous candidat à la réification.
Cette logique de l’identité mène à une quantification. En effet fixer un élément (Durand=Durand) permet de le saisir non pas de ce qu’il a été ou pourrait être (cela reviendrait à envisager une différence) mais dans sa quantité. Durand n’est pas un bon exemple mais la voix et le regard mentaux-corticaux oui :
Le but sera : administrer toute émission, sonore (mots), ou autre, à dose thérapeutique et non toxique.
La voix est investie par un aspect quantifiant ; on parle comme si on donnait un médicament. Le mot n’a pas d’autre possibilité que d’être conçu en termes de quantité, ou de degré. L’ironie de la chose est que cette volonté de quantification (et l’évacuation de la subjectivité que suppose l’abstraction) n’est pas si éloigné du discours scientifique, lui qui voudrait bien se passer du grain de sable dans la machine qu’est le sujet. C’est ainsi que le préfacier (David F. Allen, Tombeau pour François Klein) qualifie la construction délirante de Klein de délire scientifique. La science elle-même peut avoir cette parenté avec la logique psychotique.
Klein nous rappelle que la psychose n’est pas cet objet qui se laisse facilement enfermer dans l’asile si nous sommes conséquents avec ce dernier. Comme le dit David F. Allen à propos de Klein, « psychiatre psychotique, il joue à l’égal de Schreber sur l’arête très fine de la psychose entre le dedans et le dehors, il est à la fois auditeur du délire et délirant ». Toute la subtilité du clinicien se trouvera dans la délimitation entre folie et rationalité, subtilité à laquelle ce dernier ne pourrait échapper. La construction de Klein nous adresse ses questions à ce qui peut être notre folie, pensée comme étant rationnelle. Ce rapport étroit n’est pas nouveau, déjà en 1834, un psychiatre du nom de François Leuret en faisait l’état :
J'ai travaillé ; loin d'avancer, je me suis embarrassé davantage. Il ne m'a pas été possible, quoi que j'aie fait, de distinguer, par sa nature seule, une idée folle d'une idée raisonnable. J'ai cherché, soit à Charenton, soit à Bicêtre, soit à la Salpêtrière, l'idée qui me paraîtrait la plus folle ; puis, quand je la comparais à un bon nombre de celles qui ont cours dans le monde, j'étais tout surpris et presque honteux de n'y pas voir de différence.