L’exécution des otages de la rue Haxo reste une plaie ouverte dans la mémoire de la Commune de Paris. Accomplie sous la pression populaire, au moment où les Versaillais entraient dans la capitale, se déchaînant durant la semaine sanglante, l’événement contribue à la légende noire de ce régime authentiquement populaire et spontané. D’aucuns pourraient nuancer le bilan, mettant en parallèle les cinquante morts et les milliers de fusillés sur l’ordre de Thiers. Ce serait oublier que les morts ne s’opposent pas, mais s’additionnent. Ce serait faire abstraction de l’idéal généreux défendu par les communeux. Non, la Commune n’avait définitivement pas besoin de ce crime sur sa conscience.


Trente ans plus tard, l’exécution des otages hante toujours les souvenirs de Marceau. La mémoire envapée par le laudanum, le bougre erre dans Paris, tentant de se remémorer son rôle dans la Commune et les amitiés qu’il y a nouées. Parmi les compagnons de jadis, c’est surtout Dana qui l’obnubile. Dernièrement, il a cru le reconnaître dans un western tourné outre-Atlantique. Un petit film, l’un des premiers du genre pour ne pas dire le premier, qu’il a vu dans une fête foraine. Depuis, l’image l’obsède jusque dans ses rêves, le poussant à mener l’enquête, histoire de savoir ce qu’est devenu Dana, l’homme qui a abattu le cinquante-et-unième mort de la rue Haxo, celui qui ne figurait pas parmi les otages. Mais est-il bon de réveiller les fantômes du passé ? En ce début du XXe siècle, la France est passée à autre chose, même si elle craint encore le souvenir de la Commune. Les temps sont à l’affrontement entre dreyfusards et anti-dreyfusards. Il ne faudrait pas que les nostalgiques se liguent avec les anarchistes pour profiter des turbulences que traverse la République.
De tout cela, Marceau s’en fiche. Il se perd dans le labyrinthe de sa mémoire où les camarades d’hier ne sont plus que des ombres perdues dans un décor truqué, celui des photos trafiquées dans un but d’édification. Celui des figures mortes ou vieillissantes d’une révolution manquée.


« Dans leurs bagages mal ficelés, ils ont transbahuté des couvertures, la lampe à pétrole, des marmites, des draps rapetassés, des semences. Et par là-dessus l’harmonica, un bouquet de fleurs séchées, la Bible, pour ceux qui savent lire, et les écrits de Fourier ou ceux d’Owen. Ils citent en vrac Saint Paul, Proudhon, John Brown. Il n’y a ni juif, ni grec, ni blanc, ni noir, et la propriété c’est le vol. Leurs théories sont bricolées comme des outils de fortune. Leurs trois acres de terre, ils les cultivent comme ils peuvent, les pognes meurtries par la charrue. Yepee ya ho ! Au cul de la rossinante, le soc s’ébrèche sur les cailloux. Dans les sillons, les corbeaux font des balthazars de grain. Mais malgré les jours sans pain, les coyotes bouffeurs de poules, la fatigue et la toux des enfants, ils ont au cœur une idée de la liberté plus vaste que les plaines. Ils n’ont jamais fermé leur grange à un esclave en fuite, à un hobo, à un pasteur errant.
Tout passe, trépasse… »

Commune_de_Paris_barricade_rue_de_Castiglione_2L’œuvre de Patrick Pécherot force l’admiration tant elle se montre cohérente et généreuse. Avec Une plaie ouverte, on retrouve Paris. Mais, il ne s’agit pas encore de la capitale de Nestor Burma, l’auteur remontant ici au temps de la Commune. Il nous convie ainsi à un voyage dans les souvenirs d’un quidam, à la poursuite d’une image fugitive entrevue sur une pellicule.


L’argument lui fournit l’occasion de convoquer quelques figures de la Commune, Louise Michel bien sûr, mais aussi Jules Vallès, Eugène Varlin, Jules Allix et ses escargots sympathiques, et puis Courbet, Verlaine, Hugo et Rimbaud. Il lui procure le prétexte pour accomplir un devoir de mémoire, restituant un peu de l’Histoire de la Commune. Il lui permet enfin d’évoquer le devenir de ses survivants, déportés amnistiés toujours sous surveillance, anciens révolutionnaires passés à l’antisémitisme ou débarqués en Amérique pour y mettre en application leurs idéaux, sans oublier tous ceux dont la mémoire garde le souvenir d’avoir essayé d’abattre l’ancien monde.


Et puis, il y a le nouveau monde, celui des plaines de l’Ouest américain dont le cinématographe naissant colporte le mythe, reprenant le flambeau entretenu jusque-là par le Wild West Show. Un monde mort dont l’entertainment a fait un spectacle. Car là-bas aussi, les temps ont changé. On ne traque plus les outlaws ou les Indiens dans les plaines, mais les syndicalistes dans les centres industriels. Le self made man a remplacé le cow-boy sans coup férir et le pays tout entier s’est livré au capital-libéralisme, abandonnant sa vocation de terre d’asile des utopies.
Pour un temps aussi, car tout passe, trépasse.Buffalo_bill_wild_west_show_c1899


« Ils ont vu les noires cités de l’Est cracher la fumée, le cheval de fer transporter leurs tipis, la mer les conduire vers un autre soleil. Ils ont vu des flèches de pierre et des javelots d’acier s’élever jusqu’au ciel, la tour de Londres trouer la brume et celle d’Eiffel percer les nuages. Ils ont vu la gande Lagune aux canoës gondoles, des diligences brocardées, des palais de cristal, des reines sur des prairies de verre, des rois vêtus de martre et des sachems à queue-de-pie. Tout disparaîtra avant que s’éteignent leurs pipes à herbe. Les Pinkerton passeront, Long Scalp Cody passera. Ses wigwams gigantesques réduits en cendres, ils écouteront, longtemps encore, l’étrange instrument dulcimer, apporté par leur sœur, conter l’histoire des rossignols en fête et des cerises d’amour tombées en gouttes de sang. »

D’une plume imagée, parfois déroutante, riche de tournures argotiques, Patrick Pécherot écrit un superbe roman, empreint de mystère et de sincérité, sur un sujet tragique. Voilà ce que j’appelle un retour gagnant.
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le 23 sept. 2015

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