Une vie brûlée dont le chant fait vivre
James Salter a une manière d'écrire qui honore l'écriture.
Je tenais à ce que ce soit le style qui ouvre cette critique car à un certain point de ma lecture, je me suis fait la réflexion que j'avais dans les mains un livre rare où ont été soupesées toutes les phrases, toutes les images, tous les épisodes d'une vie. C'est assez inhabituel et parfois cela peut même être désarçonnant car si je sais me satisfaire d'une bonne histoire, racontée efficacement, je n'ai eu que peu souvent l'occasion d'apprécier un livre pour son style avant tout. En lisant James Salter, on a ainsi l'impression de s'aventurer sur des terres inconnues, reconnues seulement de loin, lors d'un survol rapide au hasard d'un paragraphe dans un livre oublié.
Cependant, pas de méprise : l'histoire de James Salter (car il s'agit d'une autobiographie, je ne vous l'avais pas encore dit) est passionnante. C'est une traversée des Etats-Unis depuis les années 20 jusqu'aux années 80. Les guerres, comme celle de Corée où Salter a été pilote de chasse, l'industrie du cinéma, des scénari et les femmes, la séduction, les histoires qu'on se raconte... Et les anecdotes qui fondent les mythes personnels.
Ce qui est d'ailleurs incroyable dans ce livre, c'est qu'il réussit à présenter la vie de Salter dans un cadre toujours complet : historique et mythique. On a les détails précis, les dates et les lieux, et progressivement, tous ces détails s'estompent et se fondent dans la matière légendaire dans laquelle a été taillée l'histoire des US. Par exemple, le voila jeune pilote devant rallier une ville lointaine genre Albuquerque. C'est bien le nom d'une ville lointaine.
Son vol est parfait. La nuit tombe, les instruments de localisation ne répondent plus et il ne peut plus se repérer qu'à la force du signal que des balises lui envoient. Mais comment être sûr du nom de la balise? Est-ce Baltimore qui lui parle ? Est-ce Boston? Soudain, il découvre au loin le ruban pâle dans la nuit d'un grand fleuve. Est-ce le Potomac, le Mississipi ou un de ces autres dieux américains assoupis? Il décide de suivre l'eau. Comme les cow-boy avant lui. Les nuages obturent progressivement la terre sous lui. Le carburant vient à manquer et la balise ne semble pas se rapprocher. C'est à la fois Saint-Exupéry et l'âme du continent qui s'exprime dans ce passage dramatique raconté avec le flegme et l'humour de celui qui en réchappé.
Le récit autobiographique d'Une Vie à brûler nous offre régulièrement de tels passages, où l'on a l'impression parfois poignante d'observer le narrateur s'enfoncer volontairement dans les clichés étasuniens les plus éculés pour en réactiver le magnétisme. Le voila ainsi enfant à New-York, courant dans les rues et au fil de la description se perdre parmi les bouches d'égout fumantes et les bruits du métro aérien.
A cette délicatesse d'écriture répond la subtilité et la douceur avec lesquelles sont racontés les passages plus familiaux et amoureux. Il n'y a pas vraiment de pudeur dans le livre, mais pas non plus d'insistance envers le sexe ou le graveleux. L'auteur ne s'y décrit pas en gentleman, mais a le courage d'affirmer par sa manière d'écrire qu'il faut l'être. J'ai beau apprécier E. Carrère et sa manière brutale d'assumer ses failles, je ne peux m'empêcher de trouver J. Salter infiniment plus beau. C'est une espèce d'intemporalité dans la posture vraie que son écriture charpente ; c'est une manière d'assumer son appartenance à un temps révolu et pourtant toujours vivant en lui et toute une génération ; c'est pour moi l'essence même de qui nous pousse à lire.
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