Corps du message
The Grass is Singing (Vaincue par la brousse), est le premier roman de Doris Lessing. Elle rapporte le manuscrit en 1949 et le confie à un éditeur londonien qui le fait paraître en 1950 : il lui vaut un succès immédiat.
Ce roman est relativement peu connu en France et pourtant il est, à mon avis, le meilleur de Doris Lessing, en ce qu'il " brûle" littéralement. La trame en est simple mais serrée. L'héroïne, Mary, devenue dactylo et citadine pour fuir la pauvreté, le veld et ses parents dont la vie de couple est un échec, mène une vie libre et agréable jusqu'au jour où elle entend ses amis dire qu'elle est "bizarre", car elle n'est toujours pas mariée à l'âge de 30 ans. Elle épouse alors Dick Turner qui l'emmène vivre dans le veld. Dick est un fermier blanc pauvre qui a bâti sa propre maison sans plafond de ses propres mains. La vie sous le toit de tôle y est insoutenable l'été. Dick Turner fait travailler les indigènes et Mary de son côté malmène les domestiques noirs qui finissent un à un par la quitter.
Le roman commence par la mort de Mary, tuée par Moïse, le seul domestique noir qui ait pu la supporter. Moïse a été élevé dans une mission, il sait lire et écrire. Le meurtre survient au moment où les Turner vont quitter la ferme qui a été un échec. Moïse avoue son crime, mais le seul "témoin", le jeune homme qui va reprendre la ferme, semble en douter. Ainsi le suspense sera maintenu dans toute son ambiguïté, et sans leitmotiv comme c'est le cas de " Ce lit de ténèbres", de William Styron, où l'héroïne se suicide au début du roman. Dans ce roman le convoi funèbre ponctue du récit, y revient sans cesse alors que "Seule dans la Brousse" est un récit linéaire.
Ainsi la vie de Mary est une boucle : élevée dans la brousse elle y termine sa vie. Mais ceci n'est qu'un moindre aspect du roman dont l'essence réside dans une dualité des rapports colons/indigènes d'une part, et indigène/" maitresse" d'autre part. D'autres thèmes sont sous-jacents : si Dick échoue comme fermier, il le doit aussi à sa "fantaisie", au plaisir qu'il a à planter telle plante par rapport au tabac préconisé par son voisin. C'est de son échec en tant qu'homme et mari qu'il est question aussi. Mary l'a épousé sans amour, le vouant aussi sexuellement à l'échec. Par ailleurs Dick participe à cet échec en refusant l'enfant qu'elle réclame dans l'espoir de pouvoir aimer quelqu'un. Leurs finances ne le permettent pas.
On pourrait dire qu'il y a trois éléments principaux dans "Vaincue par la brousse", à savoir le racisme (Mary hait les noirs, ils la "révulsent"), l'échec inéluctable des personnages, (Dick doit vendre sa ferme, Mary est assassinée) et les rapports de pouvoir (homme/femme, blanc/ noir, maitre/serviteur).
En effet, le meurtre de Mary ne sera rendu compréhensible qu'à travers une simple description de la vie de Mary et à une longue exploration des mobiles, haine/peur, dégoût/attirance. La force du roman réside dans l'ambiguïté des rapports entre Mary et Moïse (deux noms bibliques) : la cruauté de Mary à l'égard de Moïse a engendré sa peur de ce dernier, et la rédemption de Mary par Moïse. Plus complexe encore est l'attirance de Mary pour Moïse qu'elle arrive à "toucher". On n'en saura pas plus sur leur relation.
Le talent de Doris Lessing consiste à avoir su allier une grande simplicité d'intrigue et une complexité des rapports sociaux et humains. Tout y est paradoxal : les blancs sont asservis par la pauvreté, les indigènes asservis sont libres de quitter leurs "maîtres". Après la saison d'hiver l'enfer de la chaleur rhodésienne l'été revient dans le veld et sous le toit sans plafond de la maison des Turner.
Il est caractéristique que l'héroïne de ce roman n'ait, dans la première partie de son existence et en une dizaine de pages, que peu de personnalité. La deuxième tient en quelques mois dans un récit bref et dense qui la fait accéder à une forme de passion. Le lecteur ne peut qu'imaginer le sort Moïse que voudra lui éviter.
Le titre "Seule dans la Brousse", "L'herbe chante" en anglais semble indigent par rapport au vers emprunté à "Terre Vaine" de T.S Eliot qui fait référence à un délabrement universel et on ne peut que le déplorer. Qui pourrait imaginer que ce titre cache une merveille?