Ceci ne se veut pas une critique de fond. Elle tend seulement à mettre en relief l'influence de cette nouvelle de Conrad y compris dans des médias très récents.


1er volet: Joseph Conrad


Né en 1857 en Ukraine et orphelin à l'âge de 12 ans, Joseph Conrad est considéré comme un auteur du XX° siècle. En effet après 20 ans de carrière maritime, il publia son premier livre, "La Folie Almeyer" en 1896. Vinrent ensuite "Le Nègre du Narcisse" ( 1897), "Le Cœur des Ténèbres" (1899), "Lord Jim " (1900), "Typhon" (1903), "Nostromo" (1904), "L'Agent Secret" (1907)...On l'a appelé "l'auteur des mers" et on voit par ailleurs en lui un précurseur de l'existentialisme. Il avait pris la nationalité britannique en 1886 et il décida d'écrire en anglais, sa troisième langue courante (il parlait le polonais, l'allemand, l'anglais et le français).


Dans "Au Cœur des Ténèbres", Charlie Marlow, relate au cours d'une longue veillée alors qu'il remonte la Tamise les faits de son aventure au Congo sur un bateau à vapeur à la recherche de Kurtz, collecteur d'ivoire dont on est sans nouvelle.


En 1890, Conrad lui-même avait pris le commandement d'un bateau à vapeur, "Le Roi des Belges" (il avait un contrat de trois ans avec l’État indépendant du Congo mais fut rapatrié pour cause de dysenterie), à la recherche de Stein, un agent tombé gravement malade qu'il devait ramener à la civilisation (Kurtz à l'instar de Stein mourait sur le bateau). Dans "Au cœur des Ténèbres", Marlow est à la fois narrateur et acteur et son récit dénonce les méfaits de la colonisation.


Cette "vision déshumanisée" de l'indigène caché au cœur d'une jungle épaisse (c'était...« une explosion de hurlements, un tourbillon de membres noirs, une masse de mains battantes, de pieds martelant, de corps ondulant, d'yeux qui roulaient sous les retombées d'un feuillage lourd et immobile") est une condamnation du colonialisme.


Marlow le dit clairement :" La conquête de la terre, qui signifie principalement la prendre à des hommes d'une autre couleur que nous, ou dont le nez est un peu plus plat, n'est pas une jolie chose quand on la regarde de trop près". Marlow désigne aussi avec sarcasme les agents de Léopold II comme des « pèlerins » dénués de foi, dont le seul désir était " d'être nommé à un comptoir où on trouvait de l'ivoire, de façon à se faire des pourcentages".
Dans la période comprise entre son voyage congolais et la date de publication du roman, la presse anglaise avait été prolixe en révélations sur les atrocités du régime Bruxellois. Cette persistance de ces rumeurs scandaleuses devait pousser le gouvernement belge à accepter en héritage le domaine privé de son Roi. "À ce moment, la population congolaise aurait diminué de moitié environ, après que 6 000 000 de personnes aient été enlevées, torturées, assassinées. Le système de travail forcé imaginé par Léopold et ses agents, que le roman évoque de manière graphique, s'apparente à de l'esclavage pur et simple, et Conrad s'étonnera dans une lettre de 1903 que « la conscience de l'Europe", qui avait voulu l'abolition de la traite quelque 70 ans auparavant, ait pu tolérer cette abomination qu'était le Congo".


Si Marlow est acteur dans cette remontée du fleuve, il l'est aussi dans son amitié avec Kurtz. A son arrivée il est impressionné par "l'immobilité" tout autour de lui :


" And this stillness of life did not in the least resemble a peace. It was the stillness of an implaccable force brooding over an inscrutable intention. It looked at you with a vengeful aspect".


Kurtz était devenu le dieu vénéré de ces sauvages qui s'adonnaient à "des rituels indicibles". Parmi ses fonctions, il avait dû écrire entre autres, et avant que sa santé mentale ne soit atteinte, un rapport pour la "Société Internationale pour la Suppression des Coutumes Sauvages". "Son argument était que nous les blancs devons nécessairement leur apparaître comme des êtres surnaturels...Par le simple exercice de notre volonté, nous pouvons exercer un pouvoir de bonté pratiquement sans limite". Marlow insiste sur l'éloquence de Kurtz tout au long de ce rapport qui se termine bizarrement par une phrase "griffonnée à l'évidence beaucoup plus tard" : "Exterminez toutes ces brutes!" Cette phrase a été reprise par Sven Lindquist dans son livre "Exterminez toutes ces brutes – L’odyssée d’un homme au cœur de la nuit et les origines du génocide européen"de Sven Lindquist (1999).


Marlow ne prend jamais parti contre Kurtz malgré sa folie. Son récit très clair et simple au début se fait de plus en plus exalté. Les pauses qu'il s'accorde alors que ses sentiments évoluent jusqu'à traduire une pitié indicible pour Kurtz ne font qu'accroître pour le lecteur ce sentiment de terreur grandissante au cœur des ténèbres. La narration elle-même est coupée d'interjections ("do you understand"?, "can't you see?") qui ne demandent aucune réponse. Nous faisons partie de ses auditeurs silencieux, ceux qui remontent la Tamise avec lui, et ceux qui écoutent angoissés les bruits de la jungle. Les transitions "rapprochement-éloignement" de Marlow "narrateur-acteur" donne de plus en plus de vie au personnage de Kurtz au fur et à mesure que le récit progresse.


L’ambigüité de "Au Cœur des Ténèbres" tient beaucoup à l'opposition entre les sauvages tels qu'ils sont vus par Marlow et tels qu'ils sont vus par Kurtz. Si Conrad dénonce le colonialisme, son narrateur lui ne porte pas de jugement de valeur et c’est ce qui fait sa force. L'écrivain africain Chinua Achebe a vu dans ce puissant appel à la tolérance une allégorie selon laquelle l’Afrique serait "une métaphore de ce que les Européens craignent intérieurement : leur propre sauvagerie, les indigènes apparaissant comme un symbole d'une insaisissable Altérité".


2° volet : Apocalypse Now


"Apocalypse Now" est en partie une adaptation libre de la nouvelle de Conrad. Le colonel Kurtz retranché dans la jungle a déserté et domine de toute sa puissance un peuple d'indigènes qui l’idolâtre. Il meurt en disant comme le le héros de Conrad: "The horror!The horror!".


Il est également basé sur "L'adieu au Roi", roman de Pierre Schoendoerffer (1969). " C'est l'histoire de Learoyd, un ancien officier de l'armée américaine qui, après avoir déserté pendant la Seconde Guerre Mondiale se retrouve le roi d'une tribu de Borneo, se créant ainsi son propre royaume, indépendant et possédant sa propre puissance. Apprécié de son nouveau "peuple", tout ira bien pour cet homme jusqu'à ce que deux soldats de l'armée anglaise croisent sa route par pure coïncidence. Si l'amitié naîtra vite entre ces hommes, c'est l'attaque des japonais qui changera la vie de Learoyd et de son peuple, massacré par les japonais".


Classé 30° sur la liste des meilleurs films aux USA, et sélectionné par Le National Film Registry pour être conservé à la bibliothèque du Congrès des États-Unis pour son « importance culturelle, historique ou esthétique », Apocalyse Now causa de nombreux problèmes à Coppola. Un documentaire sorti en 91 fait état de ses déboires : "Aux cœurs des ténèbres : L'Apocalypse d'un metteur en scène".
Le plateau dans la jungle fut ravagé par un typhon. Martin Sheen qui joue le rôle du Capitaine Willard fit un infarctus pendant le tournage et les hélicoptères, prêtés par l'armée des Philippines, devaient être peints le matin aux couleurs de ceux de l'armée américaine, puis repeints le soir dans leurs couleurs officielles.
Le tournage dura 238 jours et le budget du film passa des 17 millions de dollars prévus à 30 millions. Au fur et à mesure de ce tournage, Coppola devint de plus en plus mégalomane, incapable qu'il était de trouver une fin à son film.(Pour la petite histoire arriva au tournage sans avoir lu le roman de Conrad, ce qui rendit Coppola fou de rage). Il est à noter d'ailleurs que l'acteur filmé pratiquement en continu pendant une heure en improvisation dont les extraits ont fourni d'excellentes séquences, a joué un rôle important.


En 2001 Coppola fit une nouvelle version: Apocalypse Now Redux qui rallongeait le film de 49 minutes. Voici ce qu'il en dit:
"Apocalypse Now n'est pas un film sur le Viêt Nam, "c'est" le Viêt Nam. Et la façon dont nous avons réalisé Apocalypse Now ressemble à ce qu'étaient les Américains au Viêt Nam. Nous étions dans la jungle, nous étions trop nombreux, nous avions trop d'argent, trop de matériel et petit à petit, nous sommes devenus fous, fous comme Kurtz et mégalomanes".


« Mon but avec Apocalypse Now Redux est de présenter une expérience plus riche, plus ample, plus texturée du film, qui comme l'original à l'époque donne aux spectateurs la sensation de ce que fut le Viêt Nam ; l'immédiateté, l'insanité, la griserie, l'horreur, la sensualité et le dilemme moral de la guerre la plus surréaliste et la plus cauchemardesque de l'Amérique. Qu'une culture puisse mentir sur ce qui se passe en temps de guerre, que des êtres humains soient brutalisés, torturés, mutilés et tués et que tout cela soit présenté comme moral, voilà ce qui m'horrifie. »


On peut ajouter au passage des influences importantes : "Aguirre, la colère de Dieu" et "Fitzcarraldo" ont tous deux trait à la colonisation.


3° volet: T.S Eliot


Vous vous souvenez sans doute du poème lu par Kurz au Capinaine Willard : "Les hommes creux"
T.S Eliot (1888-1965) relativement peu connu en France, est considéré comme un des plus grands poètes de tous les temps. Ses poèmes sont truffés de "fragments", venant de telle œuvre ou telle autre, et partant, difficiles à décrypter.


Ce poème est un extrait de "The Hollow men" (les hommes creux- 1922), dont le premier vers est:
"Misia Kurtz- He dead!" ( c'est la phrase qu'un des membres de l'équipage utilise pour annoncer la mort de Kurtz)


Il est immédiatement suivi de: cette incantation:


Nous sommes les hommes creux
Les hommes empaillés
Cherchant appui ensemble
La caboche pleine de bourre.
Hélas ! Nos voix desséchées,
quand Nous chuchotons ensemble
Sont sourdes, sont inanes
Comme le souffle du vent parmi le chaume sec
Comme le trottis des rats sur les tessons brisés
Dans notre cave sèche.


Silhouette sans forme, ombre décolorée, geste sans mouvement, force paralysée


Ceux qui s'en furent Le regard droit, vers l'autre royaume de la mort Gardent mémoire de nous – s'ils en gardent – non pas Comme de violentes âmes perdues, mais seulement Comme d'hommes creux D'hommes empaillés.


("Les hommes creux" sont une référence au 5 novembre, anniversaire de " la Conspiration des Poudres" (1505), visant à faire sauter le Parlement afin de tuer le roi Jacques 1er qui ne respectait pas assez la religion des catholiques. Durant cette "nuit des feux de joie" les gamins anglais promènent des effigies de Guy Fawkes en réclamant "un penny pour le vieux Guy", avant de les brûler en place publique. Malheureusement, contrairement au "trick or treat" d'Halloween, cette tradition se perd.


4° volet : Spec Ops: The Line


Dans ce jeu vidéo, Walker part à la recherche de John Konrad (en hommage à Conrad), porté disparu dans Une tempête. Pour toile de fond: Dubaï dévasté. Les joueurs doivent faire des choix difficiles et sont soumis à des tortures psychologiques
Le lien suivant (un quart d'heure ) vous donnera une petite idée.
https://youtu.be/CQlLT0sMB64


5° volet : Kongo


La BD "kongo: le ténébreux voyage de Jozef Teodor Konrad Korzeniowski". C'est un hommage à Conrad dont c'était le nom de naissance.
Chritian Perrissin a remarquablement écrit son scénario en gardant toute "l'authenticité" et les détails de Conrad. Quant au dessin de Tom Tirabosco, "fort, expressif, mais aussi évocateur", au trait souple et ferme, il est le second point fort de ce Kongo de près de deux cents pages.

Benedicte_Leconte
10

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le 28 nov. 2015

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