Le "Voyage en Italie" de Taine, magnifiquement réédité par les excellentes éditions Bartillat dans du beau papier et intégralement, avec une préface et des notes éclairantes de Michel Brix, est tout simplement un monument.
Le livre est compact, chaque chapitre, chaque paragraphe est compact, d'une langue limpide, nette ; et on ne s'ennuie jamais. Les descriptions des paysages, monuments, et gens d'Italie sont très belles, roboratives, amenées par une prose qui rappelle les futurs écrits naturalistes et concrets des Maupassant, Zola, bref, de l'école naturaliste. Le livre est, en lui-même, pareil aux "Origines de la France contemporaine", est un bloc - un bloc de sens, où tout est relié, fourni à chaque chapitre et paragraphe de trouvailles philosophiques, psychologiques, sociologiques qui devaient être inédits à l'époque et sont encore actuelles et plaisantes aujourd'hui.
Ses évocations de la vie païenne de la Grèce et de l’Italie antique préfigurent totalement ce qu’écrira plus tard un Nietzsche ; on comprend dès lors l’attrait tout spécial qu’avait ce dernier pour Taine, ce qui étonnait fort ses correspondants. En effet, Taine a compris le paganisme merveilleusement. On peut même dire qu'il l’explique beaucoup plus clairement que ne le font Nietzsche ou les philosophes postérieures qui cherchent dans le paganisme une sorte de doctrine abstraite et embrouillée, pleine de mystères cachées au fin fond des siècles et de la conscience et inconscience… Taine, en fait, en revient à la base du paganisme méditerranéen antique : un culte du corps, de la « forme et des couleurs », un culte sportif du corps, un culte de l’énergie du corps. Et il explique ainsi la résurgence de ce culte du corps dans la Renaissance italienne qui est, clairement, selon lui, une résurgence païenne. Et c'est ainsi qu'il analyse l'art italien à travers les âges à travers cette sensualité et énergie ou cette perte de sensualité et d'énergie sous des siècles moins vigoureux que ne l'étaient les siècles de la Renaissance en Italie. Il ne semble pas l’expliquer autrement – et le vocable « muscle » revient presque à chaque page de ses explications.
Ces réflexions ne sont peut-être pas aussi « jouissives » que la verve stendhalienne (auteur auquel Taine se réfère par moments, on sent son influence), mais surpasse Stendhal par l'ampleur de vue inédite et jamais égalée (chez un Français en tout cas) du philosophe et du psychologue évocateur des temps antiques. Evocation que possédait peu (ou par allusion) un Stendhal, dont la philosophie et le style paraissent aujourd'hui trop sèches, abruptes, trop elliptiques tandis qu'elle est ample et forte chez un Taine. Stendhal est comme une aiguillon qui irait dans tous les sens. Taine sait rassembler ses impressions, en noter l’essentiel et bâtir des chapitres et impressions fortes où les petites sensations sont effacées ou intégrés dans des considérations plus larges.
On a là, clairement, un chef d’œuvre oublié. Les voyages en Italie sont généralement remplis de clichés (à de rares exceptions), or Taine a des conceptions profondes et inédites, et une façon de les expliquer pleine de sensualité et d'un sens juste et fort sur les choses. Cette œuvre est, à la fois, de chair et bien faite. A redécouvrir, en compagnie des œuvres de Stendhal, du "Cicerone" et "La Civilisation de la Renaissance en Italie" de Jacob Burckhardt, et de "Italia" du grand Théophile Gautier (que l'on aimerait voir rééditer par les mêmes éditions Bartillat).