Infirmière et cost-cutter hospitalier, témoins d’une société malade de sa certitude efficace.
Par
le 28 sept. 2014
Dans un roman social qui se dévore, l’anglais John King confronte deux points de vue d’origines différentes sur l’hôpital, son fonctionnement, ses responsabilités et ses besoins, ses patients et ses intervenants. À travers ces deux personnages que tout oppose au sein du même établissement, il réfléchit plus généralement sur les systèmes de santé. Mais pas seulement.
Ruby travaille comme infirmière à l’hôpital public, au service de ceux qui ne quitteront probablement plus le service. Son boulot à elle, c’est d’aider, d’écouter, d’accompagner, de soulager. Elle a le cœur sur la main malgré ses petits problèmes et son morne quotidien. Elle est équilibrée, fait la fête à l’extérieur, visite ses amis, profite du soleil. Son point de vue est humain, au plus près de la souffrance certes, mais à l’écoute du détail.
Elle croit en ce qu’elle fait autant que cette professeure en retraite qui revoit sa vie passée : « les interminables heures sup’ non rémunérées… un travail qui n’était pas reconnu mais pourtant attendu… son salaire n’était pas fou non plus… surtout quand on pense à l’importance de l’éducation… ceux qui gagnent les salaires les plus importants sont ceux qui le méritent le moins… les égoïstes… enseigner ça a toujours été une profession difficile… les politiciens qui s’en mêlent depuis quelques dizaines d’années… et maintenant y a les inspecteurs qui ne te lâchent plus… qui foutent la pagaille avec leurs chronomètres… qui regardent tout sous l’angle du coût… elle disait que c’était pareil pour la médecine et la police… on a besoin de ces trois services plus que tout… » Elle croit en l’humain, en son dévouement. Évidemment elle souhaiterait, comme ses collègues, être mieux rémunérée, « Sally a raison, tout le monde veut un service de santé mais personne ne veut régler l’addition, on s’attend à ce que des gens comme elles fassent le boulot pour le fun. » Elle est tout à fait consciente de nombreuses injustices qui l’enragent, mais elle relativise et trouve son bonheur dans le quotidien. Ruby s’efforce de voir le bon côté des choses, plus même : la beauté en chacun.
Jonathan Jeffreys est consultant indépendant, au service des dirigeants d’abord, des investisseurs et du gouvernement plus exactement. Son boulot, c’est d’améliorer le fonctionnement global de l’établissement en y observant d’abord les forces et les failles de chaque service. Il est froid et discret, passe pour réservé mais cache une intelligence féroce, des valeurs douteuses, et un machiavélisme glacial. Son point de vue est global, loin de l’homme et de l’individu, il sert des gestionnaires, et n’hésite pas à tailler dans le tas.
Ses opinions quant à la condition des malades sont sèches et sans appel : « La dépression est un phénomène très répandu chez les hommes de son âge, leurs articulations sont douloureuses à cause de l’arthrose et leurs organes peinent à s’acquitter des fonctions les plus basiques du corps. Le monde extérieur se résume pour eux en un jardin nain avec un nain de jardin, s’ils ont de la chance. Il s’imagine le vieil homme assis tout seul jour après jour dans une maison en mauvais état, sans le sou, les hommes et les femmes de sa génération morts, sa femme décédée depuis longtemps. Quelle indignité d’attendre ainsi la mort. » Ses avis autour de la condition de ses contemporains des classes populaires le sont tout autant : « Tout ce qu’il voyait se confondait. Le vol et la consommation de drogues dans le HLM se mélangeaient à la violence dans les rues, la prostitution et les morales douteuses. Les valeurs de famille faisaient défaut. Cercle vicieux. L’éducation c’est la clef, bien entendu. La route sera longue pour revenir à la civilisation » Il est hyper conscient de la bassesse des pauvres gens qui l’entourent et qu’il abhorre. Il sait dissimuler tout ça bien sûr, mais ses pensées ne trahissent jamais aucune pitié, ses actes non plus. Il ne voit et ne gère que de répugnantes ordures sans aucune valeur.
Longtemps les deux se tournent autour, au sein de l’hôpital ils se croisent sans se voir, pour le travail se parlent sans se lier, et en privé se considèrent sans se comprendre. Le cœur du livre est là, dans l’alternance des points de vue, dans le quotidien qui passe, le travail qui s’accomplit jour après jour, les plaisirs, le repos. Chacun de son côté, chacun à sa façon. Jusqu’à.
Leur véritable rencontre tiendra d’un regard, d’une phrase anodine, et racontera soudain tout ce que le consultant ne dit jamais franchement, drapé de soie derrière une morale supérieure. L’homme se sait investi d’une mission pour laquelle il n’a de compte à rendre à personne. Il pense, il manipule. C’est amené très intelligemment, d’une manière anodine, sans que l’on s’y attende réellement malgré les nombreux avertissements qui n’ont eu cesse de résonner. Les derniers chapitres complètent le tableau de l’horrible Jonathan Jeffreys.
John King mêle différents talents dans son écriture. Les peintures sociales d’abord et l’acuité des points de vue si différents soient-ils, sont impressionnants de sueurs et de frissons : les personnages ont du corps et les décors sont palpables, leurs sentiments, heureux ou vils, s’incrustent sous la peau. L’art du polar sans le dire ensuite, l’imprévisible menace cachée derrière ce voyage réaliste des sentiments humains, est la cerise sur le gâteau, l’appréciable bonus de suspense dans le long cours des réflexions.
Et une excellente manière de trancher dans le vif de la discussion niveau tri des ordures.
Matthieu Marsan-Bacheré
Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Les meilleurs livres de 2014
Créée
le 31 oct. 2015
Critique lue 208 fois
1 j'aime
D'autres avis sur White trash
Par
le 28 sept. 2014
Du même critique
Marco reprend la photographie. Marco accepte de vivre avec Émilie. Marco a peur pour son père, atteint d’Alzheimer. En préambule à l’album, Manu Larcenet use d’une citation de Jacques Brel pour...
le 8 nov. 2015
10 j'aime
Le premier volume de la série renferme trois histoires courtes à travers lesquelles Peyo esquisse l’univers de ses petits bonhommes bleus et pose les bases de son art du scénario. Trois histoires...
le 5 mars 2015
10 j'aime
2
Adapté de L’Assommoir d’Émile Zola, ce film de René Clément s’éloigne du sujet principal de l’œuvre, l’alcool et ses ravages sur le monde ouvrier, pour se consacrer au destin de Gervaise, miséreuse...
le 26 nov. 2015
7 j'aime
1