Woodstock
8.5
Woodstock

livre de Michka Assayas (2019)

« Woodstock » : trois jours de paix et de musique ?

Woodstock a été plus qu’un concert. Plus qu’une communion de hippies, qu’un fantasme psychédélique prenant forme, qu’une fête grandiose faite d’improvisation et d’émulation. Dans une réédition passionnante agrémentée de photographies inédites, le journaliste et écrivain Michka Assayas raconte la genèse du festival, ses trois journées inouïes et sa postérité à dimension planétaire.


Avant Woodstock, il y a l’avènement du psychédélisme suite aux acid tests de Grateful Dead, le Miami Pop Festival réunissant 100 000 personnes en 1968, Roky Erickson enfermé dans un hôpital psychiatrique pour y subir des électrochocs censés mettre fin à ses accoutumances et des concerts en plein air dont la qualité sonore est au mieux déplorable. Après Woodstock demeurent des souvenirs inaltérables, un film-testament impliquant Martin Scorsese, deux morts, deux naissances, des centaines d’overdoses non létales, mais surtout une légende musicale et contre-culturelle. Le trait d’union entre ces deux périodes est né d’une fausse annonce imaginée par quatre jeunes entrepreneurs : alors qu’ils cherchent à soumettre à la télévision un projet de feuilleton mettant en scène deux investisseurs peu inspirés, ils publient dans les journaux des textes les présentant comme des jeunes gens aux fonds illimités à l’écoute d’opportunités d’investissements. L’objectif ne fait pas un pli : récolter quelques bonnes histoires pouvant les inspirer pour l’écriture de leur téléfiction. C’est ainsi que l’idée d’organiser un festival en plein air à Woodstock est mise sur le tapis. Et ça illustre, déjà, le degré d’improvisation qui va caractériser ce concert emblématique des années contestataires.


Sur place règne en effet un parfum d’anarchie. Pas de sponsors, pas de bannières publicitaires, pas de zone VIP, juste une marée humaine sous psychotropes s’étendant à perte de vue. Le programme est chamboulé avant même le premier concert et le sera durant tout le festival. La nourriture fait défaut ; les installations sanitaires aussi. Des torrents de pluies s’abattent par intermittence sur Bethel, la localité abritant le festival, si bien qu’un risque d’électrocution collective n’est pas à exclure. Comme si cela ne suffisait pas, les tours métalliques supportant l’éclairage menacent de s’effondrer sur le public. Ce qui n’empêche pas dix-sept caméras de tournoyer autour des artistes et des spectateurs, dans l’espoir d’immortaliser l’événement. Le groupe Quill fera les frais de plusieurs problèmes de synchronisation de sons et d’images : malgré son statut de partenaire, il ne figurera même pas sur la vidéo officielle de Woodstock ! Dès le départ, les organisateurs naviguent à vue : la ferme de Max Yasgur, sise dans le sud-ouest de l’État de New York, est dégotée à la dernière minute, après plusieurs changements de site ; plusieurs stars, dont Bob Dylan, les Beatles, les Rolling Stones, les Doors ou Led Zeppelin, refusent de se joindre au concert ; Jimi Hendrix, les Who ou Jefferson Airplane exigent des cachets astronomiques ; l’hôtel El Monaco International Resort, plaque tournante du festival, est pris pour cible par des riverains passablement courroucés ; son propriétaire Elliot Tiber fait l’objet de menaces et de commentaires antisémites ; un mois avant le festival, les environs sont déjà bondés, l’inflation guette et, plus tard, devant une affluence de 500 000 personnes, la région de White Lake est déclarée « zone sinistrée » par le gouverneur de New York Nelson Rockefeller, à deux doigts d’envoyer la Garde civile pour déloger ces hordes de hippies chevelus – et bientôt dénudés.


Le festival commence. Il n’y a plus de tickets. Tout le monde peut gagner l’immense pâturage à sa guise. Dans un rayon de trente kilomètres, toutes les routes sont bloquées. Chacun vient célébrer la paix en pleine guerre du Vietnam, ou manifester à sa façon en faveur des droits civiques, ou plus simplement communier dans une atmosphère pacifique et psychédélique. À Woodstock, on fait signer des pétitions, on écoule du LSD, on vend des bijoux artisanaux, on chante, on fait l’amour, on dort sous des tentes bancales ou à même le sol boueux. Dès le premier jour, l’organisation connaît d’incroyables ratés : Richie Havens joue pendant des heures en attendant l’arrivée des artistes effectivement programmés ce soir-là. Plus tard, Melanie Safka a droit à une consécration inattendue avant qu’on ne la chasse de la zone réservée aux professionnels. Joan Baez se produit sur une scène connexe normalement dévolue aux amateurs. Durant la première nuit, les festivaliers se familiarisent avec une forme de chaos : ils font la file des heures durant pour accéder aux cabines sanitaires et s’endorment dans une promiscuité absolue. Un stand de Food for Love est incendié – peut-être pour manifester contre des tarifs prohibitifs. Des habitants du comté de Sullivan font dès le lendemain expédier 10 000 sandwichs gratuitement, tandis que les Hog Farmers mettent eux aussi la main à la pâte… Les Yippies, mouvement hippie libertaire et anarchiste, ont déjà démonté les palissades pour assurer à tous une entrée gratuite. Cette libéralité ne plaît toutefois pas aux managers, qui craignent que leurs poulains ne soient finalement pas rémunérés pour cause de banqueroute. Ils réclament du cash pour continuer le concert, ce qu’ils obtiennent presque par miracle, avec l’appui d’un banquier local.


Le reste est à l’avenant et narré par Michka Assayas comme un roman à suspense. Country Joe monte sur scène dans l’improvisation la plus totale. John Sebastian n’est pas à l’affiche, mais se voit néanmoins réquisitionné pour faire patienter le public. Inconnu mais imposé dans un « pack » par Bill Graham, un manager juif ayant fui le nazisme, Santana offre à Woodstock un moment magique, peut-être le summum de ces trois journées incroyables. Grateful Dead se produit en revanche dans des conditions catastrophiques : rafales de vent, pluies diluviennes, musiciens en proie aux décharges électriques, sono en rade avec grésillements insupportables à la clef. Pour Creedence Clearwater Revival, c’est à peine mieux : ultra-populaire, le groupe joue pourtant devant des hippies somnolents ou endormis. Sly and the Family Stone réveillera tout ce beau monde, tandis que Janis Joplin, pas au meilleur de sa forme, jouera son habituel blues âpre. Reste les Who, dont les performances voisinent alors avec l’art autodestructeur : leur apparition donne lieu à un incident avec Abbie Hoffman, fondateur des Yippies et adepte de provocations en tous genres. Quand ce dernier interrompt le show du groupe, il est chassé par Pete Townshend… à coups de guitare.


Publié par GM Éditions en collaboration avec Carlotta, Woodstock est une mine d’informations et de photographies qui ravira certainement tous ceux désireux d’en savoir plus sur ce festival légendaire. Michka Assayas restitue avec talent l’ambiance unique d’un moment-clé de la contre-culture américaine.


Critique publiée sur Le Mag du Ciné.

Cultural_Mind
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le 1 juin 2019

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