Mieux que les jeux de SEGA, et ça sort même en France !
Ce Yakuza de David Kaplan et Alec Dubro n’est pas vraiment ce que la couverture du livre (de poche en ce qui me concerne) reflète. Une histoire de la mafia japonaise, des Yakuza ? En fait, une « histoire secrète du Japon », énoncée dans une perspective historique très large… mais il est vrai que le Japon politique, celui qui compte vraiment, à savoir celui des coulisses, de l’informel, des dessous de table, ce Japon-là est indissociable des Yakuza, qui ont constitué, et constituent encore l’huile dans les rouages d’un régime politique démocratique en façade, ploutocrate en réalité – et par ploutocrate, j’entends infiniment plus corrompu que les démocraties occidentales, pourtant loin d’être épargnées par la puissance corruptrice de l’argent.
Les intimes de la vie politique japonaise y verront aussi une histoire secrète du PLD (Parti libéral-démocrate) japonais, dont de (trop) nombreux membres sont soit financés par les Yakuzas, soit même directement membres d’une famille mafieuse. Ou bien encore, proches de l’extrême droite japonaise, cette dernière faisant traditionnellement le lien entre le milieu politique et le milieu des affaires.
Est-ce à dire que ce livre est une arnaque ? Pas vraiment. Mais il faut se renseigner à son propos avant de se le procurer. Ici, il n’est point question de vivre de l’intérieur les coutumes et les traditions des Yakuzas, on est loin de l’image d’Épinal du tatoué aux phalanges coupées (même si c’est une facette de la réalité de ces groupes criminels), ce n’est certainement pas un « essai romanesque » ; ce livre tient plutôt du rapport, extrêmement bien documenté (vraiment ! c’est impressionnant) sur les rapports incestueux entre politiques et hommes d’affaires au Japon… les deux étant souvent synonymes de Yakuza au Japon, on y revient toujours.
Surtout, ce livre est une machine à démonter les idées reçues sur le Japon d’aujourd’hui, principalement véhiculées par la « culture d’exportation » japonaise (jeux vidéo, mangas, etc…). Le Japon, un pays où « le crime n’existe pas », où les rapports sociaux sont pacifiés (la « Fin de l’Histoire à la Fukuyama ?), les citoyens bien dociles, et la société aussi ouverte qu’en témoigne la propension des lycéennes à se teindre les cheveux en rose bonbon ? Oui… en apparence. En fait, il n’en est rien. De manière fort peu exhaustive :
- Le Japon est un pays probablement bien plus criminogène que la France (par exemple), simplement le thermomètre ne fonctionne pas au Japon. Ce qui relève en France de la sphère criminelle (ou délinquante) est souvent socialement accepté au Japon. Jusqu’il y a peu, par exemple, le blanchiment d’argent n’était pas réprimé au Japon, unique exception parmi tous les pays riches et industrialisés ;
- Les tribunaux japonais étant défaillants, les Japonais règlent la plupart de leurs conflits de manière informelle… via l’entremise des Yakuza. Vous voulez expulser un de vos locataires ? C’est quasiment impossible en droit japonais… mais la mafia peut régler cela assez vite. Dans les faits, au Japon, le « juge de proximité », c’est le Yakuza. Recouvrir une dette ? Même processus. Et ceci est « socialement acceptable » au Japon, cela ne rentre pas dans les statistiques policières ;
- Un pays au taux d’homicide résiduel ? En Italie, si tu ne payes pas tes dettes contractées auprès de la Mafia, on te casse les genoux, on te tue parfois. Au Japon, si tu ne peux pas rembourser tonton Yakuza, il ne te fera rien… parce que le japonais lambda préférera se suicider pour ne pas perdre la face (plusieurs centaines de cas par an a minima, à comparer aux 600/700 homicides volontaires par an en France actuellement). Plus globalement, le Japon est un pays très violent, mais où la violence est avant tout sociale, relève souvent de l’ordre de l’intime, et ce qui finirait en crime chez nous, prend la forme d’un suicide au Japon. Et comme le suicide n’est pas un crime, c’est ensuite facile pour les politiques de revendiquer un taux d’homicide parmi les moins élevés au monde ;
- Parfois, cela finit quand même en homicide. Le Japon est un pays sans crimes (enfin, sauf le crime en col blanc, si peu réprimé…), mais c’est quand même un pays ou l’extrême droite mutile des hommes politiques plus modérés (on taillade les visages par exemple), ou le camion piégé est un moyen relativement fréquent de s’en prendre à ses adversaires politiques, et/ou même un avion peut servir d’arme (les attentats du 11 septembre 2001 ne sont pas une innovation islamiste) pour commettre un attentat suicide lorsqu’un homme politique est trop bien protégé. Le quart de la moitié de cela en France, et ce serait l’État d’urgence, et les chars devant l’Assemblée nationale comme en 1958. On passe sur les fusillades entre Yakuza, les règlements de comptes publics étaient rares avant les années 90, mais ils ont tendance à augmenter, et lors de certains épisodes sanglants, la situation était bien plus critique qu'à Marseille aujourd'hui - et de loin ! ;
- Le Japon, un pays « ouvert » ? La blague. Un pays aux mains du même parti (le PLD) depuis 1955 (et même auparavant, sous d’autres formes) si l’on excepte deux courts intermèdes au milieu des années 1990 et à la fin des années 2000, un parti notoirement révisionniste, complaisant avec l’extrême droite et les groupes mafieux, au point même que jusqu’au milieu des années 1990, des membres du PLD pouvaient ouvertement revendiquer leurs liens avec les Yakuzas, sans provoquer une levée de boucliers ? Drôle d’ouverture. On passe sur le fait que la minorité coréenne du pays n’a d’autre choix pour réussir socialement (et économiquement) au Japon que de rejoindre des groupes criminels et/ou mafieux… les Yakuzas, on y revient toujours, quand bien même ce n’est pas le sujet exclusif, ni même central de ce livre.
Il y aurait tellement d’autres choses à dire (formule bateau pour justifier une certaine flemme de tout évoquer) à propos de ce livre, vraiment très riche : les origines historiques des Yakuza, la justification sociale de ces groupes criminels, la montée à l’international des grandes familles, de la Corée jusqu’à Hawaï, en passant par l’Europe, les USA, les délits d'initiés, l'éclatement de la bulle immobilière au Japon dans les années 90, qui a failli faire sombrer le pays, et qui est en partie imputable aux magouilles boursières des Yakuza, la traitre des femmes dans le cadre de réseaux de prostitutions tentaculaires et internationaux (la femme est un bien d'importation comme un autre au Japon), le trafic d'armes dans un pays où les armes à feu étaient traditionnellement absentes, etc, mais je m’arrête là. Notons juste que le livre, qui a déjà subi une mise à jour il y a une dizaine d'années, gagnerait beaucoup à en recevoir une nouvelle.
En bref : ce Yakuza a le mérite d’effacer complètement les images complaisantes sur le Japon, trop présentes dans les esprits, de démonter les idées reçues qui empêchent d’appréhender la société japonaise dans toute sa complexité et toutes ses contradictions. Moins sexy, le Japon ? Au contraire ! Loin des caricatures, ce livre permet d’avoir une vision plus fine et plus intéressante de ce pays. Plus vraie aussi. Ou l'on apprend (ou pas) que les Yakuza, avant même d'être des groupes mafieux, remplissent un rôle social là où l'État se montre défaillant, absent (parfois volontairement). Ce constat, un peu effrayant, et pourtant non manichéen, ne fait que renforcer à mes yeux l’intérêt que je porte à la culture japonaise.
(Parce que bon, les cheveux roses, je n’ai rien contre, mais ce serait comme résumer Paris à sa Tour Eiffel et ses délicieuses baguettes de pain…)
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