Au début de la première guerre mondiale, en 1915, Eugenio Montale, alors officier de l’armée italienne, invite un officier autrichien, fait prisonnier et féru comme lui de poésie, de musique et d’opéra, à passer une soirée en sa compagnie à la Scala de Milan, avant de le raccompagner à sa prison.

Partant de cette anecdote bouleversante, «parce qu’elle se situe à des années-lumière de nous», Marcel Cohen se livre à un exercice de lucidité salutaire, pour souligner la disparition d’un monde, cet abîme qui s’est ouvert entre 1914 et 1918, puis avec les meurtres de la Shoah et des bombes atomiques, la révélation que l’homme dans ce siècle de l’industrie de masse en est arrivé aussi maintenant «à produire industriellement des cadavres par millions.» (Günther Anders).

Sur les traces de Günther Anders dans «L’obsolescence de l’homme», Marcel Cohen souligne le décalage entre ce que l’homme est devenu capable de produire et ce qu’il est capable d’imaginer, après Auschwitz et Hiroshima, ces meurtres de masse dont il souligne, reprenant les mots de Benjamin Fondane à propos du national-socialisme, qu’ils sont comme « une glace déformante qui nous renvoie, grossis, les traits même de notre culture».

«C’est la qualité d’homme qui est visée et atteinte». (Jean-Luc Nancy)

Que peuvent l’art et la littérature, quand la réalité est devenue inexprimable, comment représenter un monde en décomposition sans renoncer, même si ce que l’on peut exprimer se réduit à la conscience de tout ce qui a été perdu, ou à donner forme «au vide immense à quoi peut se résumer une vie» ?

Lecture indispensable pour sa clairvoyance et comme appel pour que les écrivains et les artistes conservent la volonté d’aborder les sujets les plus profonds et les plus graves.
MarianneL
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le 15 mars 2014

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