J'ai commencé à lire à seize ans pour une très mauvaise raison : briller scolairement.
Je me suis éloigné de la littérature purement française pour une très mauvaise raison : briller socialement.
Après tout, trouvez-moi des raisons plus convaincantes.

Mais personne ne s'attendait à ce que je fasse le sale coup d'en tirer quelque chose.
Après avoir lu un auteur russe à la psychologie pénétrante, j'ai compris que la littérature, comme le disait si joliment mon examinateur à l'oral de Français, "ça rend moins con".

Et comme j'étais d'accord avec lui, j'ai continué à lire. Mais voilà, il est dur de se faire électrocuter par une plume, et après le vieil enquiquineur russe, plus rien. Aucun auteur ne possédait la puissance dont j'avais tant besoin. Trois ans plus tard, j'étais pas vraiment bien. Vraiment pas bien même. Pour d'autres raisons. Au point que j'ai décidé de déserter une soirée de Nouvel an pour nous laisser seuls, un livre et moi. J'ai pioché le premier livre vaguement attirant de ma bibliothèque et l'ai ouvert. Et vous me voyez venir.

Plus tôt je louais Dostoïevski, pour sa sagesse et sa puissance pénétrantes. Parce que vraiment, il rendait moins con. Il a totalement bouleversé mes conceptions de la morale, de la religion, et du bonheur individuel et collectif. Ses romans montraient le "mal du siècle", tel qu'il était dans toute sa laideur. Ils faisaient gronder les chuchotement d'un peuple condamné à la solitude pour avoir tué l'infini, et utilisaient cette souffrance, partagée mais inavouable, pour prouver au lecteur qu'il n'était pas seul ; que si son mal était universel, le remède l'était tout autant.

Cependant, malgré la puissance de sa littérature et les changemente que celle-ci a causés dans tout mon être, il y manquait quelque chose. Quelque chose de spécifique à ma situation, susceptible de résoudre mes interrogations propres. Quelque chose que la puissance brute de l'âme russe ne pouvait seule me fournir. Quelque chose, enfin, que seule une figure rassurante et familière serait capable de m'offrir.

Steinbeck a joué le rôle du vieil oncle aux mains caleuses, menant une vie de coupeur de bois dont il est modestement satisfait plutôt qu'orgueilleusement esclave ; qui, lorsqu'il vous observe de son visage pénétrant et sincère, vous fait comprendre qu'un jour, il saura vous dire une phrase, simple, et bien tournée, dont la puissance et la justesse donneront un nouveau souffle à votre existence.
Sauf que lui s'est dit qu'il allait offrir la phrase qu'il fallait à des milliers de personnes, alors il a écrit des milliers de phrases et en a fait un livre.
Éden c'est ce livre. Il a commis la thérapie dont j'avais besoin depuis, disons, quinze ans, pour enfin trouver la sérénité que j'avais vainement cherchée toute mon enfance.

Steinbeck nous raconte l'histoire de deux familles, les Trask et les Hamilton, installés dans la vallée de la Salinas en Californie, sur plusieurs générations.
Dans l'économie du roman, aucun membre des deux familles n'est négligeable et chacun a droit à son chapitre dédié.

Les Hamilton sont générés par le génial philanthrope Samuel, le premier d'entre eux à s'être installé en Californie, et sa femme. Leur amour débordant, toujours transmis équitablement à chaque membre de la très nombreuse famille, rend celle-ci unie et inspirante. Leur force créatrice héréditaire engendre beaucoup d'hommes remarquables (inventeur, poète, entrepreneur...) mais est souvent hélas cause de drames individuels : le malheur des Hamilton, c'est qu'ils sont trop enclins à mourir de poésie.
Les Trask quant à eux sont toujours en petit effectif, qu'importe la génération, et s'ils ont autant d'amour à s'offrir que les Hamilton, ils le gèrent plus maladroitement, pour ne pas dire catastrophiquement, et de là viennent tous leurs malheurs.

La logique de construction du roman repose sur ces constats.
Les Hamilton vivent une existence artiste et créatrice, récompensés de leur sensibilité prompte à recevoir le monde qui les entoure par des moments de grâce, de joie, de sérénité, de rêverie, de comique, de mélancolie et de grands malheurs, mais jamais de monotone résignation.
Les événements qui constituent le fil rouge de l'histoire sont plutôt causés par les Trask et leur mauvaise gestion de l'amour. Les interactions entre les deux familles sont l'occasion de porter un regard plus poétique et philosophique sur les malheurs des Trask par la bouche des Hamilton, appuyés plus tard dans cette tâche par Lee, le cuisinier chinois des Trask.

A cette dualité Trask/Hamilton vient s'ajouter une autre opposition, plus classique : celle du bien contre le mal.
Le roman n'étant jamais manichéen, peut-être n'y a-t-il pas de personnage vraiment mauvais (à part un sur lequel la tentation d'être catégorique est forte), mais certains le sont épisodiquement (en particulier chez les Trask pour les raisons évoquées plus tôt).
La construction est donc doublement au carré complexe, s'appuyant sur une double double-hélice Trask/Hamilton-Bien/Mal, qui peut vite être débordante. Mais elle est évidemment maîtrisée au point qu'on ne remarque pas la difficulté de la chose, de la même manière que les plus grandes prestations sportives semblent facilement exécutables. Un exemple qui me touche particulièrement est la manière dont le roman alterne entre tous ses personnages pour faire apparaitre le récit qu'il faut au moment où il faut, afin de ne jamais être trop sombre sans pour autant ternir le propos, en l'interrompant par un moment tendre sans laisser voir l'astuce. Je pense entre autres au chapitre léger et candide sur Olive Hamilton suivant de longues pages focalisées sur la maléfique Cathy.

Si je me suis lancé dans cette très brève analyse structurelle, c'est pour prouver sommairement qu'en soi le roman est très bien pensé, et que s'il n'y avait que ça, il serait un très bon livre dans le genre mini Comédie humaine, intéressant pour ses qualités littéraires et historiques.
Seulement, ce roman possède un thème particulier qui empêche de résumer sa force à ses qualités objectives. Et j'irais jusqu'à dire que le traitement de ce thème particulier constitue tout l'intérêt propre du roman, qui ne se veut pas seulement divertissant ou intelligent, mais avant tout thérapeutique.

A l'Est d'Eden est en fait pensé pour guérir des enfances difficiles, et effacer les erreurs de jugement qui en découlent.

Je m'explique.

Comme je l'ai dit plus tôt, les Trask semblent frappés d'un malheur générationnel : les parents ne savent pas distribuer leur amour entre leurs enfants.
Charles Trask voit son père lui préférer son frère Adam. Pourtant, celui-ci est plutôt fragile, et il serait plus logique que le père passionné de la chose martiale préférât Charles, vigoureux gaillard prêt à se tuer sur le champ de bataille.
Plus tard, Adam aura deux fils et préfèrera Aaron à son frère Caleb, encore une fois au détriment de toute logique, puisque Caleb fait tout son possible pour être aimé (allant jusqu'à acheter littéralement son amour).

J'insiste ici sur le côté illogique de ces préférences. Tout le monde sait que le cœur a ses raisons que la raison ne connait point. Mais pas un enfant. Un enfant a du bon sens, il ne le perd qu'une fois adulte. S'il se sait malaimé, la seule conclusion logique est qu'il ne mérite pas d'être aimé. Et la seule réponse logique est de tout faire pour le mériter.
S'il a la malchance d'être délaissé sans raison par un parent, il fera l'erreur d'être admirable en permanence, sans s'occuper de son propre développement ou de ses propres envies, et son rapport à l'amour (et à tout le reste) s'en trouvera faussé à un point plus que néfaste pour sa vie future.
Car si l'amour est source de bonheur, l'obstination est probablement la principale cause du malheur. L'enfant qui acquiert la certitude que l'amour s'achète (dans un sens très large) est destiné à souffrir sans comprendre pourquoi. Dans le meilleur des cas, il n'a qu'à maudire le destin. S'il est honnête, c'est plus compliqué.

Ce fait est illustré à la fois par les cas de Charles et Caleb par rapport à leurs pères, mais aussi par l'échec amoureux d'Adam avec Cathy. Le bougre fera tout pour l'acheter alors que la jeune fille, foncièrement mauvaise, sait ne pas mériter cette attention et le méprisera pour ça, au point de le tromper avec son frère.

La vraie force du roman est de faire comprendre à ces enfants trop peu abreuvés d'amour par leurs parents ou le monde qui les entourait l'erreur qu'ils ont sans doute commise en grandissant. De leur apprendre à ne plus chercher l'approbation d'autrui pour se concentrer sur leur propre développement, malgré les blessures successives engendrées par une trop longue enfance.
Et évidemment, il est impossible de parler de cette morale sans évoquer ce qui est probablement le nœud du roman, à savoir le baptême de Caleb et Aaron.
Au cours de celui-ci, les protagonistes discutent du mythe de Caïn et Abel, et en proposent une exégèse illustrant cette lecture du roman.

Caïn veut être aimé de Dieu. Pour cela, il lui fait une offrande qu'il veut la plus conséquente possible. Mais Dieu préfère celle bien plus modeste de son frère Abel.
Les personnages du roman insistent sur le côté infiniment injuste du choix de Dieu. Caïn n'y peut rien s'il a été dédaigné (et c'est là le point essentiel).
Alors Caïn tue Abel. Là aussi, c'est injuste. Mais c'est peut-être l'ultime réponse logique à l'illogisme de l'amour : se rendre coupable du péché, ce n'est jamais que supprimer la concurrence.
Dieu bannit Caïn à l'est d'Eden, mais la rancœur s'arrête là, car si Caïn est tué, "il sera vengé sept fois".

La vraie question soulevée par le mythe est de savoir si Caïn comprendra son erreur et surpassera son péché.
Le mot hébreux utilisé dans la Bible pour répondre à la question est "timshel", qui est ambigu. Soit il surpassera son péché à coup sûr, soit il en est seulement capable et devra y parvenir par lui-même.

"Timshel" est le mot qui résume le roman. Celui-ci vise à aller vers la seconde traduction. "On peut" surpasser le péché. "On peut" rattraper son enfance. "On peut" comprendre le monde sans cette vision d'enfant seul faussée par un cerveau trop jeune, qui n'avait que le bon sens sans le vécu, et ne pouvait concevoir l'arbitraire et l'irrationnel derrière le fait que son entourage en préférât d'autres plutôt que lui, jusqu'à se rendre coupable de haine et d'obstination.
Mais rien n'est sûr. "On peut" à condition de réfléchir à nos erreurs d'enfance, de ne plus nous obstiner à acheter l'amour de quelque façon que ce soit, de gommer la jalousie, et surtout, de nous aimer sincèrement et humblement nous-même, et non plus à travers les yeux des autres, jusqu'à atteindre enfin ce point sublime de la grâce qu'est l'oubli de soi.

C'est pour ça que ce roman m'a aidé. Il m'a fait gommer une quinzaine d'années d'histoire personnelle, et les pleurs qui continuaient à en découler longtemps après. A chaque séance de lecture, la leçon s'offrait toujours un peu plus, avec une extrême delicatesse. Dès que je rabattais la moitié droite du livre sur la gauche, je me sentais calme, prêt à réfléchir à ce que j'avais lu, enveloppé dans les pensées de Steinbeck qui se diffusaient dans mon esprit non pas avec la violence des idées sophistiquées qui essaient de se frayer un chemin pour convaincre, mais plutôt comme la chaleur montante et réconfortante des opiacés. La plume de Steinbeck n'est pas vigoureuse, elle est compatissante, à même d'assurer un intense sentiment de sécurité et de douceur. Elle permet d'associer les mots de l'auteur à un idéal de vie sereine et heureuse, et donc de se les approprier non pas au terme d'une étude rigoureuse, mais simplement par la confiance que l'on finit par avoir en un livre capable de nous insuffler un tel sentiment de réconfort qu'il nous semble à coup sûr posséder la vérité. Dès que j'interrompais ma lecture, j'étais enveloppé de la certitude d'avoir acquis quelque chose de fort. Je me perdais dans mes rêves, un grand sourire nigaud au visage.
C'est pourquoi la conclusion du roman fut le début d'une toute nouvelle vie intérieure, et donc d'une toute nouvelle vie.

Ce livre est une réponse, un câlin, un discours paternel, et une étape.

Et s'il serait cliché de finir en disant "Timshel", je le serai encore plus en disant "Merci".


Léon_Trask
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le 30 juil. 2022

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