Chez un auteur, le style, c’est un point de vue, un regard sur le monde qui lui est propre ; c’est un angle de vue particulier sur les choses, les êtres, la réalité ; un angle d’attaque aussi, pour peu qu'il soit guerrier. Le style, c'est aussi la culture de l'auteur. En littérature, il y a « style » à chaque fois qu’il nous est donné à lire une langue re-construite, une langue recomposée et ré-assemblée. 

Prenons Proust et sa tentative de réconciliation des humanités avec les sciences sociales (démarche très certainement inconsciente) - la littérature avec la sociologie...


Proust donc ! Et à son sujet… tout ce qu'il n'a pas écrit et tout ce qu’il ignorait de et sur lui-même, ainsi que la question : pourquoi a-t-il fait cette œuvre-là et pas une autre ?


Proust et la fulgurance du passé ; fulgurance du souvenir - celui de l’enfance, de l’adolescence et des premières années de l’âge adulte -, qui vient comme un boomerang terrasser Proust, et le cloue au lit.


Même si l'on ne chasse pas le passé comme on chasse une mouche d'un revers de la main, chez Proust, tout appartient au passé dont le moindre rappel lui fait l'effet d'un événement capital, d'une importance démesurée : une importance extra-ordinaire. Indissociable de sa personne, ce passé commence dès son plus jeune âge : à 20 ans, il est déjà dans le passé de ses 10 ans ; à 30, dans celui de ses 20 ans. Passé dont les souvenirs n'en finissent pas d'envahir sa conscience d'être au présent.


Proust ne disait-il pas : " Un livre est un cimetière" ?




"Moins on a d'avenir, plus on a besoin du passé "


          Si Proust décidera très tôt de vivre au jour le jour, principalement occupé à dilapider le patrimoine familial dans une oisiveté dispendieuse, Proust a tout aussi prématurément décidé qu’il n’aurait pas d’avenir et qu’il ne s’en donnerait pas, alors que l'avenir est la seule direction envisageable pour individu dans la force de l'âge : Proust à 29 ans en 1900.

De là à penser que Proust (rentier-boursicoteur) serait la négation même de la modernité - s’entreprendre, advenir, mettre en échec tous les déterminismes...


Mais alors, comment vivre sans avenir, sans " inconnu devant soi" ? Car si l’on n’envisage aucun avenir pour soi - dans le sens de « se construire un avenir » -, que nous reste-t-il à entreprendre et que nous reste-t-il tout court ?


Le présent ! rétorquera-t-on. Mais le présent, n'est-ce pas déjà de l’avenir car le présent ne travaille-t-il pas toujours à son avènement ? Pire encore : le présent travaille aussi à la disparition du passé, d’autant plus qu'au début du 20è siècle, Proust adulte, l’Europe connaîtra des bouleversements sans précédent aux conséquences irréversibles.


           Pas d’avenir, pas de présent... soit ! Reste alors le passé. Dernier refuge pour combler un vide qui vous donne le vertige - le vertige de son propre vide -, et vous condamne à terme à un dessèchement physique et moral. 

Mais quel passé ? Un passé glorifié dans le cadre d'une auto-mystification délibérée ou bien inconsciente car rien n'est moins fiable que les souvenirs de l'enfance ?


          Refus  de l'avenir, refuge dans "hier", pour cette raison, Proust ne peut que se retourner sur lui-même jour après jour. Et plus il se retourne, plus ses souvenirs le terrassent d’émotion car Proust est né très vieux dans un monde très jeune. C’est le paradoxe car ce siècle qui arrive est le siècle d’avenir par excellence, quand on sait ce qu’il adviendra. A l’entrée de ce nouveau siècle qui grandira et vieillira très très vite, Proust est déjà un homme du passé dans la conduite de sa vie, en ne lui donnant, justement, à cette vie, aucune direction.

D'autre part, on ne manquera pas de noter que l'oeuvre de Proust est le plus souvent une oeuvre-refuge pour ses admirateurs inconditionnels ; un rempart, l'oeuvre de Proust, contre ce monde moderne dont la nécessité historique leur échappe : tout ce qui nous y a conduit et continuera de nous y conduire ; même si l’on se gardera bien de leur demander d’y adhérer. En effet, comment pourraient-ils, comment pourrait-on, nous tous ?


Proust serait-il alors un auteur vers lequel on se tourne une fois que l’on a baissé les bras et que l’on s’est juré de ne plus porter aucun livre – à bout de bras, justement ! –, en y cherchant dans la lecture de son oeuvre, sa propre terminaison, prisonnier d’une chambre tombeau ; dernière sépulture de vie pour les convalescents et les agonisants de l’existence ?


C'est à voir.




             Ironie suprême : si Proust s’est interdit tout avenir, en revanche, il a gagné une postérité que bon nombre de ses contemporains auraient enviée. Aussi, un constat s’impose : seule la postérité est capable de se venger du dédain, voire du mépris, dont l’avenir aura été l’objet.
Certes, vivre, c'est accumuler du passé. Etre capable, à tout moment, de convoquer ce passé, c'est prétendre à l'immortalité : adoration perpétuelle de soi jusqu'à l'extase ; grandissement épique de sa propre histoire familiale et sociale avec l'éternité pour leurre et le mensonge comme clé de voûte car, le plus souvent, se souvenir, n'est-ce pas se mentir ?

Aussi, chez Proust, chaque souvenir est un traumatisme en puissance car le présent, qui fait l'objet d'aucun investissement de sa part, faute d'en reconnaître la nécessité, et à propos duquel il est décidément plus difficile de se mentir, ne sera jamais à la hauteur de son passé... passé mythifié à loisir ( jusqu'à la mystification ?).


Et si, ce qui nous attire, nous séduit, nous émeut dans tout ce qui touche de près et de loin à hier, était le fait que ce morceau de vie qu'est le passé, est derrière nous ? Et on ajoutera, soulagés : "Ouf ! Plus de peur que de mal !" Car... qui nous rappellera que vivre demeure une expérience que l'on préféra toujours avoir derrière soi et non... devant ?


         L’expérience existentielle de Proust - expérience initiatique -, c’est une vérité sur lui-même, et cette vérité le désarçonne, lui fait perdre tous ses moyens et le condamne très tôt, à son insu et tous ses personnages avec lui, à l'immobilisme, l'oisiveté et la mort - et pas seulement à cause d’une santé fragile -, avec pour seul secours : l’écriture ; et seul recours : le souvenir et l’émotion suscitée par cet exercice épuisant de remémoration qui a tous les accents d’une... auto-commémoration.

Tel est son style.


                  Aussi,  reconnaissons en toute bonne foi que “La nausée” de Sartre, à côté de cette expérience fulgurante qui frappe Proust de plein fouet et au plus profond, c’est trois fois rien : juste une petite déprime.
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le 24 nov. 2018

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Serge ULESKI

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