« Chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de de lui-même. »

Ceci n'est pas une critique. J'aurai du mal à me prendre au sérieux si je partais du principe que j'arriverai en quelques lignes à produire quelque chose d'interessant ou d'original sur ce livre. Peut-être que son aura inhibe les germes d'une réflexion interessante, que je me laisse aveugler par le poids de cet édifice romanesque et par la pensée que j'en ai, ainsi que celle que j'en suis finalement venu à bout ? C'est vrai que je prendrai peut-être moins de pincettes pour parler d'un autre livre que celui-ci, et j'aurai sûrement tord dans bien des cas !

Non, ce n'est pas une critique, plutôt une tentative de laisser une trace de ce flot qui me traverse l'esprit maintenant que j'ai tourné la dernière page et que j'ai peur de perdre. Parce que cette lecture, en raison du temps qu'elle m’a demandé et de l'ensemble d'évènements qui la précèdent et l'accompagne, est une lecture importante dans ma vie de lecteur. Proust m'a accompagné même avant que je ne commence à le lire. J'en ai d'abord entendu parler par un prof de français, puis j'en ai lu des extraits dans une revue que ma mère m'avait achetée. Ensuite, il y a la première fois que j'ai senti sous ma main la couverture cartonnée de mon exemplaire du "Côté de chez Swann" et que je pensais naïvement qu'âgé de 12 ans j'allais lire les sept tomes et que je pourrai comprendre quelque chose des amours de Swann et Odette, de la sonate de Vinteuil... Enfin, la fois où j'ai décidé de le lire vraiment, où je suis allé au delà des dix premières pages, la façon dont il a fallu m'adapter au souffle de Proust, le suivre dans les recoins de son cerveau, son exploration du lien entre les choses et les impressions qu'elle nous laissent. Ces pages et ces pages de réflexions sur l'art dont je n'étais pas sûr de tout comprendre parce que je perdais le fil, mais qui m'ont profondément marqué et qui, en substance, m'ont appris à regarder et à écouter différemment, non seulement la musique et la peinture, mais les choses en général. (Et la façon dont je retrouve, amusé, Elstir et Vinteuil dans des oeuvres que je découvre). Je me souviens aussi, lorsque je lisais Swann à côté de ma mère, quelques semaines avant que son état ne se dégrade définitivement, de cet échange: "Tu l'as pas déjà lu ? -Non. -C'est bien ? -Oui." J'aurai voulu lui raconter le petit Marcel (plus simple à écrire, mais il s'agit bien du narrateur, pas de l'auteur ;)...) angoissé et tourmenté avant le baiser du soir de sa maman, le dialogue -qui m'a énormément ému- entre le passé et le présent du narrateur qu'on retrouve dans ce premier tome et qu'on ne retrouvera que peu par la suite, cette saveur de la nostalgie. Parce qu'alors, je pensais à mon passé avec elle et je savais sans me l'avouer que d'ici peu, toute ma vie avec elle serait sans avenir. Puis, bien sûr, le deuil du narrateur à la mort de sa grand-mère, la description de son agonie, le chagrin qui n'arrive pas au moment où on l'attend, m'ont accompagné et ont fait écho à ma propre expérience du deuil. Puis l'oubli à mesure, et la sensation de profonde joie des souvenirs spontanés, de cette mémoire explicite automatique, l'"ecphorie". Mais aussi la jalousie, le caractère faussement personnel de l'amour, que je comprenais bien mieux qu'à douze ans... Ça a aussi été cette confrontation aux aspects troubles du désir (homosexuel aussi bien qu’hétérosexuel d'ailleurs) et les magnifiques pages où le narrateur regarde Albertine dormir, où s'exprime le mystère insondable et impénétrable des êtres qui s'oppose à notre désir de les posséder. Ainsi que le retour de ce motif du deuil, cette fois amoureux.

Et la langue, la richesse conceptuelle et métaphorique de ce style qui emprunte à tous les champs du savoir, l’architecture à couper le souffle de cette immense fresque romanesque (que l’auteur a voulu tisser comme une belle robe, n’osant pas prétendre imiter les cathédrales gothiques), ces réflexions sur l’imagination et ce que recouvre de rêve un nom dont la réalité qu’il désigne est toujours décevante en comparaison, les analyses géniales que donne Proust des lois qui régissent le monde (social) et le fonctionnement de la mémoire qui m'ont inspiré en tant qu'aspirant écrivain et aspirant neurologue. Parce qu'au bout du compte, c'est aussi un beau roman initiatique, le chemin d'un écrivain vers l'oeuvre qu'il porte en lui.

Ce n'est vraiment pas une critique. Il y aurait sûrement tant de choses à dire en plus, que je ne me souviens pas et dont je me souviendrai peut être au hasard, sans le vouloir, sans jamais les écrire. Il y a aussi d'autres choses qui n'auraient pas leur place ici. C'est un livre avec ses imperfections, ses répétitions, la lourdeur parfois du style ou des scènes qui s'étendent de façon inimaginable.. Mais au bout du compte, c'est un de ces livres à la structure à la fois organique et magistrale. Un livre dont je ne peux pas m'empêcher de penser qu'à bien des égards il est la vie. Un livre dont la lecture nous enrichit de l'épaisseur d'une expérience ou d'une vie qui ne sont pas les notres, par sa capacité à expliciter, à nommer, ce qui est justement au coeur de chaque vie, de toutes les vies.

Dr-Parazit
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le 16 févr. 2023

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Dr Parazit

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