La Femme aura Gomorrhe et l’Homme aura Sodome

Jacques Rivière, patron de la NRF, et Marcel Proust, amis intimes, eurent une correspondance fournie de 1919 à 1925. Cet épisode ne consista pas stricto sensu en une analyse de la production baudelairienne mais plutôt en des considérations d’ordre général sur l’œuvre prise dans le chaudron de son époque, en une mise en perspective comme dirait l’autre, ayant pour objet de discriminer les formes de poésie, mais sans exhaustivité aucune.


On l’aura deviné, Baudelaire arrive en haut de l’affiche du panthéon proustien, suivi par un Alfred de Vigny à la corde. En haut de l’affiche « pour l’ensemble de son œuvre », et non pour un poème ou une série de poèmes en particulier. D’ailleurs si vous demandez à Marcel quel est le plus beau poème du XIXème siècle, il ne vous dira pas qu’il sort de la plume d’un Baudelaire (ni de celle d’un Vigny), mais de celle d’un Victor Hugo, qu'il est le long poème biblique Booz endormi.


Seulement, après quelques dithyrambiques paragraphes sur le vieillard illustre, il assène le premier coup de pioche : Victor Hugo d’accord, pour le Booz endormi oui, pour ses sonnets sur l’amour peut-être, mais certainement pas pour l’ensemble de sa production car « à côté d’un livre comme les Fleurs du Mal, comme l’œuvre immense d’Hugo paraît molle, vague, sans accent. Hugo n’a cessé de parler de la mort, mais avec le détachement d’un gros mangeur et d’un grand jouisseur. Peut-être hélas ! faut-il contenir la mort prochaine en soi, être menacé d’aphasie comme Baudelaire, pour avoir cette lucidité dans la souffrance véritable, ces accents religieux, dans les pièces sataniques ».


Et oui Victor, trop gras, trop empâté, trop installé. En lice pour les badinages mais disqualifié pour les choses sérieuses, la mort, le spleen, la vie. L’exil ne constitue pas une souffrance nécessaire et suffisante. Le prétexte est trop faible et en tout cas « les majuscules d'Hugo, ses dialogues avec Dieu, tant de tintamarre, ne valent pas ce que le pauvre Baudelaire a trouvé dans l'intimité souffrante de son cœur et de son corps ».


Seules les authentiques âmes noires savent distiller un authentique jus de noirceur AOP non frelaté car les « artistes harmonieux ou réfléchis, s'ils représentent mille siècles par rapport au travail aveugle de la nature, ne constituent pas eux-mêmes, les Voltaire par exemple, un temps indéfini par rapport à quelque malade, un Baudelaire, mieux encore un Dostoïevski qui en trente ans, entre leurs crises d'épilepsie et autres, créent tout ce dont une lignée de mille artistes seulement bien portants n'auraient pu faire un alinéa ». Elle est bien bonne celle-là.


Si Proust semble, malgré tout, reconnaître moins de constance dans la poésie de Baudelaire que dans celle de Hugo, c’est pour mieux l’admirer. C’est-à-dire, et là il rejoint Sainte-Beuve, qu’il faut des morceaux moins nobles pour être en mesure d’isoler de l’ensemble les diamants bruts qui surpasseront 1000 siècles de poésies consciencieuses..


Une exception cependant : rien ne serait si baudelairien que le Phèdre de Racine. Comme chez Baudelaire « les moindres fautes y sont sévèrement punies. La pensée du crime y est regardée avec autant d'horreur que le crime même ; les faiblesses de l'amour y passent pour de véritables faiblesses, et le vice y est peint partout avec des couleurs qui en font haïr la difformité». Il est vrai que le Phèdre, tel que l’a créé Racine, est particulièrement beau, poétique, violent, noir et passionnel. J’ai voulu devant vous exposant mes remords / Par un chemin plus lent descendre chez les morts.


La Femme aura Gomorrhe et l’Homme aura Sodome écrit Vigny, irrité contre les femmes : les deux sexes sont fondamentalement irréconciliables. Il a de bonnes raisons. Les Femmes Damnées, qui ne faisaient pas partie de l’édition expurgée des Fleurs du mal, constituent, selon Proust, le cœur de l’amour chez Baudelaire. Ces poèmes saphiques étaient échangés sous le manteau lorsque Proust était lycéen, comme un objet de pure pornographie. Les garçons « se montraient » du Baudelaire comme peut-être certains lycéens d’aujourd’hui « se montrent » des vidéos Youporn. On a l’époque qu’on mérite. Cependant Proust reste objectivement dubitatif sur la qualité de ces vers, et plus exactement le sacerdoce que Baudelaire déclare détenir sur ce sujet reste pour lui un mystère :


Car Lesbos entre tous m’a choisi sur la terre


Pour chanter le secret de ses vierges en fleurs


Et je fus dès l’enfance admis au noir mystère


Ici Proust justifie Vigny, beaucoup moins Baudelaire, me semble-t-il.


Proust n’aborde pas le Symbolisme, dommage, si ce n’est à l’occasion d’un petit tacle méchant à l’égard de Verlaine. Pour le reste Musset serait un poète de second ordre, et Sully Prudhomme encore un cran en dessous, c’est-à-dire bien bas dans son estime.


Une saine lecture, un texte pétillant et virevoltant qui dégage bien les écoutilles des scories accumulées pendant l’hiver..

-Valmont-
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le 8 févr. 2019

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