Certaines œuvres, de par les thèmes qu’elles abordent, les réflexions qu’elles apportent dessus, semblent déterminées à nous plaire, à toucher nos cordes sensibles. Dans mon cas, je savais très bien qu’en regardant Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, le sujet de la solitude allait me toucher. Je pressentais, en commençant Le portrait de Dorian Gray, que le roman allait bouleverser ma conception de la littérature pour les années à venir. J’étais sûr, en voyant Le spleen de Paris sur son rayon, allait dialoguer avec moi. Alors, un roman paru fin XIXème abordant le mal de vivre d’un personnage névrosé et reclus chez lui… Autant dire que j’y allais toutes voiles dehors, convaincu de trouver dans le décadentisme tout ce que je n’avais pas eu dans le reste de la littérature.
À Rebours est le roman dont la lecture m’a été parmi les plus pénibles et les plus décevantes, aux côtés du Cri des oiseaux fous, de Dany Lafferrière, L’Amant de Duras, Une vie sans fin de Beigbeder et L’île Panorama d’Edogawa Ranpo. Lui et moi avions pourtant commencé du bon pied ; la préface de Huysmans, écrite vingt ans après la rédaction du roman, m’avait beaucoup plu, et les premiers chapitres d’À Rebours ont été une source d’émerveillement et de nouveauté pour moi, profane du décadentisme. Alors, que s’est-il passé, au juste ? Qu’est-ce qui fait que le dialogue entre l’œuvre et le lecteur se soit si vite coupé ?
Comme je viens de le dire, jusqu’aux chapitres III ou IV, l’irrévérence de Huysmans couplée à son talent de stylisticien me tenaient en haleine ; dès le début, on cerne bien le profil psychologique de des Esseintes, et comment fonctionnent ses affects. Il trouve son plaisir et ses goûts dans la dégradation des cultures et des arts : la littérature latine, oui, mais après la chute de l’Empire. Les fleurs, oui, mais celles qui ressemblent à des maladies et autres putréfactions. Et au début, je trouvais ça rafraîchissant de lire un roman qui tirait (à balles réelles) sur Virgile, Horace et autres rébarbatives Excellences institutionnalisées.
Le ton acerbe du début, couplé à la langue de Huysmans, m’a fait espérer rencontrer l’un·e de ces auteur·ice·s qui marquent votre expérience de lecteur davantage par leur style que par leurs thématiques. Il s’agissait de Bernanos pour mon ex-compagne, et je me disais : « Pour moi, ce sera Huysmans ! ».
Le problème, je l’ai vite senti, c’est que mon attirance pour À Rebours, à savoir le petit émerveillement des débuts, n’allait pas être stimulée dans la suite. J’ai eu l’impression, souvent, de ne pas vraiment savoir pour quelles raisons je continuais à lire le roman, que tout ce qui pouvait me toucher (le mal de vivre, l’isolement, l’amour pour les choses conchiées) était abordé bien trop académiquement pour m’atteindre. C’est sûrement une simple question de décalage entre les goûts de la fin du XIX°s et du début du troisième millénaire, mais je conçois mal qu’on puisse réellement mettre en scène ce type de dépression, de mal profond, sans faire parler son personnage. Le dialogue, selon moi, est la plus pure expression d’un rapport entre le locuteur et son environnement. Sans rien reprocher à Huysmans sur sa façon de faire, je crois que si des Esseintes avait pu s’adresser à quelqu’un (que ce soit-lui-même, son reflet, son jardinier, ou n’importe qui d’autre), lui exprimer le décalage effarant qui existe entre lui et ses contemporains, j’aurais déjà était plus impliqué. Ce que je lisais me paraissait davantage superficiel (le mot est dur), parce que le narrateur se contente de dire, d’expliquer parfois, et non de réellement montrer.
Aussi, j’ai été refroidi par les nombreuses, très nombreuses, peut-être trop nombreuses, listes de choses. Listes d’auteurs (à plusieurs reprises dans le roman), de fleurs, de tableaux, d’objets portant le nom de leur apparence tarabiscotée, d’hommes d’église, de condiments exotiques, etc., le tout toujours accompagné de descriptions minutieuses pour que le lecteur ne loupe pas un détail de ce qui est aimé de des Esseintes...
Oh, mais bordel, on s'en fouuuuuuuuut !
Mais c’est encore, m’est avis, une question de goût. Pourtant, je ne peux pas m’empêcher de repenser à la préface écrite par Huysmans lui-même, vingt ans après la parution de À Rebours, dans laquelle il dit lui-même que ses mots ont « décanté » (OUI ! OUI OUI OUI !), qu’ils sont comme le mare qui repose au fond de la tasse de café. Peut-être suis-je passé complètement à côté de ce qui fait le génie de l’auteur, peut-être ce livre ne convient-il simplement pas à mes fibres, peut-être l’auteur a-t-il, comme il l’explique sur une dizaine de pages, loupé son exercice.
Je dois cependant rendre à César ce qui lui appartient (même si des Esseintes lui préfèrerait l’un de ces anonymes seigneurs post-empire romain) : la langue d’À Rebours fait partie des plus impressionnantes, des plus techniques, des plus riches aussi, qu’il m’ait été donné à lire. Huysmans est un excellent stylisticien, et il semble que rien n’existe qu’il ne puisse décrire, aucune sensation qu’il ne puisse créer avec ses mots et ses phrases. Effectivement, à ce niveau, je ne peux que m’incliner platement et tirer leçon du cours de stylistique que m’a donné ce roman.