Histoires qui sont maintenant du passé
Trente-neuf très courts tableaux intimes (à peine quatre pages, en général) écrits par Natsumé Sôseki en 1915, qui paraissaient en feuilleton dans un journal. On pourrait appeler cela "Histoires qui sont maintenant du passé" (selon le titre français du Konjaku monogatari shū de Minamoto no Takakuni), à condition de ne pas y voir ici des anecdotes édifiantes mais au contraire de simples vignettes autobiographiques, mêlant souvenirs, poésie et réflexions diverses. Des histoires qui redeviendront bien vite du passé, pour l'éternité, mais qui, l'espace de quelques minutes, sont modestement ravivées par l'écrivain (du reste n'écrit-il pas lui-même, pour clore un récit émouvant sur Kusuo Ôtsuka : "Mais tout cela appartient déjà au passé" ?).
Sosêki prévient d'entrée de jeu, selon une jolie formule : "je vais aborder des sujets si ténus que je dois bien être le seul à m'y intéresser". Ces récits, en effet, tiennent avant tout de l'évocation, de l'esquisse : souvenirs d'enfance, petits faits sans importance du quotidien, quelques lignes sur un frère ou une mère dont les traits disparaissent peu à peu de la mémoire, témoignages touchants sur des personnes jadis rencontrées et depuis longtemps disparus, etc.
Ils frappent avant tout par leur concision et leur retenue, au plus près du silence malheureux de l'oubli.
Son frère aîné disparaît : "je crois que c'était en 1887". Peu de temps après, une femme rend visite à la famille, qui semble l'avoir connu et aimé. Elle part se retirer au temple où les cendres ont été enterrées. De ce récit modeste Sôseki n'accorde que quelques lignes de conclusion, tristes mais sereines : "Parfois l'envie ne me manque pas de revoir cette femme pour qu'elle me parle de mon frère". Mais celle-ci doit avoir bien vieilli, et ses pensées ne doivent plus être "celles d'autrefois".
(Les magnifiques récits n° 17 et 21, par exemple, me semblent remplis de ce même sentiment du temps qui passe (le fameux mono no aware, sans doute), de ce même très léger regret face à l'éphémère, mais si prompt à donner calme et sérénité. Un coiffeur mentionne une ancienne maison de geisha, nommée Azumaya. Le jeune Sôseki y avait connu une jeune geisha, Osaku, avec qui il jouait aux cartes. Il la revit par hasard un jour dans un magasin du quartier de Shiba, alors qu'il était vêtu de l'uniforme des étudiants, et qu'elle s'était "métamorphosée en vraie dame". Le coiffeur lui apprend alors qu'elle est décédée, il y a une vingtaine d'années maintenant).
Il y a beaucoup de charme dans cette écriture. Sôseki ne se rappelle pas toujours clairement de son passé (et le note volontiers), et il ne reconstruit jamais les moments vécus ; il se laisse plutôt guider par les impressions qui restent encore marquées au fond de lui, et accorde des lignes remplies de douceur et de mélancolie aux choses dont il se souvient. Certains textes sur sa mère, par exemple, dont l'oubli hante les pages, sont d'une grande beauté. Je me permets d'en recopier ici un beau passage qui me semble représentatif de l'ensemble du livre :
"Et aujourd'hui encore, je peux toujours extraire des lointaines ténèbres ces mots en pleine clarté. Mais ce ne sont que des fragments de ma mémoire, aussi fragiles que des mots qui auraient fondu dans l'eau, qui auraient été emportés par le courant et qu'on aurait désespérément tenté de reconstituer. Mais pour tout le reste ma mère, pour moi, n'est qu'un rêve. J'ai beau ramasser méticuleusement les bribes de souvenirs disséminés, il s'en faut de beaucoup que je puisse l'évoquer en totalité."
Il me semble au final que ce livre, très modeste et très touchant, va de pair avec Choses dont je me souviens du même Sôseki (qui pourrait être, au fond, l'autre titre d'A travers la vitre), que je n'ai pas encore lu. Les deux semblent partager cette écriture au fil du pinceau (zuihitsu), au gré du courant des pensées, et se rejoignent par la modestie et l'intimité du propos, de plus en plus beau et touchant, au fur et à mesure que le livre avance.