À vau-l'eau est une nouvelle de Huysmans publiée en 1882, assez intéressante à ressortir pour plus d'une raison. Pendant médiocre à un des Esseintes avec lequel il partage son prénom, le héros, Jean Folantin, est un petit employé de l'administration publique qui souffre d'une affectation domestique quelque part semblable. Maladif, incapable de trouver un endroit pour se restaurer correctement ou pour se divertir, comme de tisser du lien social, la nouvelle aura pour grande fonction de nous peindre la misère d'un vieux garçon ayant atteint la quarantaine et incarnant à lui seul, déjà, toute une génération de laissés pour compte de la classe moyenne dont on voit la filiation directe aujourd'hui. À vau-l'eau, quand on le lit en 2024, paraît le père biologique de la génération incel et de tout une marmaille de lecteurs se branlant allègrement sur Houellebecq et des memes « doomer ».

Le conte a une structure assez simple à percevoir ; en utilisant le principe d'une saison qui fait souffrir, se retire et puis revient, grâce à un principe de temps dilaté et volontairement cyclique, bouclant, Huysmans nous fait comprendre que son personnage est pris dans une prison mentale dont il ne saura pas se défaire malgré ses différents efforts pour entreprendre sur lui-même (l'arnaque au développement personnel est déjà là). Toute cette mécanique structurelle est incarnée par la fameuse citation de Schopenhauer, resservie encore, qu'adoraient les écrivains paumés d'alors : « la vie oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l'ennui ».

Bien sûr, à la lecture, le morceau est bon, précisément puisqu'on est pas chez un tâcheron laborieux comme Michel mais chez un artisan respectable du mot. Huysmans n'a pas besoin de mettre en scène du porno hardcore japonais avec des chiens pour faire ressentir le malaise existentiel de son personnage, il le fait par une approche psychologique un peu plus finaude, parfois proustienne avant l'heure (tah l'odeur des tartines de la grand-mère), et qui comme souvent chez les réalistes de l'époque passe par un rapport sémiologique avec l'objet ; l'échec de réussir à tirer du plaisir du monde, c'est un rapport tardif à rendre, un mauvais cigare trop tassé qui ne brûle pas ou le goût particulier d'un fond de veau chez le petit marchand de vin.

Le Huysmans de cette époque, c'est assez connu, est un personnage singulier, pris dans une période d'indécision alors terrible qui se reflète allègrement sur son écriture : plus tout à fait propice à croire réellement à l'entreprise médanienne dans laquelle a essayé de le traîner Zola, pas encore le champion un peu lourd et forcé à mon goût de l'écriture spirite catho qui arrivera, Huysmans doute péniblement et produit un nombre d'écrits, majeurs ou mineurs, reflétant cette station immobile et anxiogène. Je ne ressors pas le célèbre mot d'Aurevilly sur la statue et le pistolet.

La lecture d'À vau-l'eau, courte et plaisante en soi, n'apportera rien à qui maîtrise déjà un peu son Joris-Karl, surtout de la période En rade / À Rebours (voire Là-bas) ; mais le livre a cette ambiguïté intéressante que, pondu par un auteur qui sur le moment n'avait lui-même aucune solution, et donc aucune conclusion, aucun discours net à proposer après l'examen de son cas, il renvoie le lecteur éventuellement concerné par le problème à un miroir douloureux qui le force à se demander ce qu'il va entreprendre – mais pour finir comme le bon Folantin ? – ou les responsabilités qu'il va tirer de l'analyse de la (de sa ?) situation.

J'aime Bartleby pour le très moderne manuel de résistance molle qu'il constitue, j'aime Jean Folantin pour le portrait de désagréable familiarité qu'il peut nous montrer. Qui a dit qu'évoquer la classe moyenne et son malaise devait se faire en pondant un simple tas de saletés ?

PS : on ne dirait pas forcément à la lecture de cette notice, mais le comique cynique du premier Huysmans naturaliste, perdu par la suite, est encore là. Ne serait-ce que pour ça...

S_Gauthier
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le 29 août 2024

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