Tricia est l’une de ces Américaines conventionnelles des années soixante. Jeune épouse d’origine modeste, elle s’apprête avec enthousiasme à devenir « une partenaire pour son mari », « le joyau de sa couronne » comme l’en a enjoint son père. Alors, le mari en question venant d’être nommé à Saigon, la voilà qui y débarque en cette année 1963 avec pour seule préoccupation de le soutenir dans sa carrière tout en fondant au plus vite une gentille petite famille.
Loin des réalités de la guerre du Vietnam dont à Saigon l’on se croit encore protégé, la jeune femme découvre l’univers feutré des expatriées, un petit monde évoluant en vase clos, entre superficialité et ennui, au rythme de mondanités étroitement codifiées. Rien ne la prédisposerait à sortir du moule, si sa rencontre avec tout ce qu’elle n’est pas en la personne de l’entreprenante et charismatique Charlene, ne venait bouleverser ses naïves certitudes. Embarquée par sa nouvelle amie dans ses actions de bienfaisance, elle se retrouve à collecter des fonds – il s’agit de vendre des vêtements de Barbie confectionnés sur le modèle de tenues locales par une de leurs si dévouées domestiques indigènes – destinés à aider les malades d’une léproserie, mais aussi d’hôpitaux accueillant toujours plus d’enfants aux brûlures étranges, imputables semble-t-il à ce qui s’appellerait du napalm.
Peu à peu, à mesure qu’en cette année charnière le contexte socio-politique finit par s’immiscer dans son quotidien, l’univers binairement en noir et blanc de Tricia se morcelle en multiples nuances de gris, faisant vaciller aussi bien ses ingénuités impérialistes que sa noble vocation d’épouse et de mère. Condamnée aux fausses couches, achètera-t-elle un enfant vietnamien avant de rentrer « chez elle », en Amérique ? Ou, comme l’incarne la Barbie adulte et sexy aux multiples tenues et rôles, se laissera-t-elle gagner par un nouvel imaginaire quant à la place des femmes dans la société ?
Il faudra à Tricia le recul de toute une vie et sa correspondance, un demi-siècle plus tard, avec la fille désormais adulte de Charlene, pour que son récit, déjà teinté de doute et de culpabilité, achève de lui faire prendre conscience, par la découverte d’un ultime secret de son ancienne amie depuis longtemps disparue, la somme des ambivalences qui marquèrent pour elles cette époque. Roman de guerre sans le dire, puisqu’écrit du point de vue des femmes, non pas dans l’action politique ou martiale, mais depuis le versant affectif et au travers de « bonnes œuvres dérisoires », le livre a les accents douloureux d’une mémoire dégrisée, reflet du traumatisme qui, après la défaite au Vietnam, devait changer durablement l’Amérique.
En choisissant un angle de narration inédit, celui de femmes vivant les événements dans l’ombre presque comme des enfants tenus à l’écart des réalités, Alice McDermott réussit un récit historique et une peinture sociale subtilement féministes, d’une grande finesse d’observation, et, au final, d’une profonde mélancolie. Au travers d’une poignée de destins fragiles, usés par le temps et par la quête d’amour, ce sont les illusions perdues de toute l’Amérique après la guerre du Vietnam qui se profilent ici.
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