Petit florilège d’extraits commenté à propos d’une étude sociologique intéressante sur l’expérience et la perception du temps dans les sociétés les plus développées. Pour commencer, une petite mise en bouche liminaire en évoquant les enjeux soulevés par l’auteur.
Accélération, progrès et modernité s’appuient mutuellement dans le développement et le gain en vitesse est analysé et vécu par les agents sociaux comme le processus sous-jacent évolutif qui alimente toutes les catégories d’expérience temporelle, et déterminant la psychologie des sociétés, des groupes et des individus qui participent de la modernisation, c’est-à-dire au moins les 9/10ème de la planète habitable depuis l’arrivée du turbo-capitalisme informatisé dans les années 1970.
Bien sûr, il n’a pas été pas indispensable d’attendre les conclusions d’une étude théorique avant que saute aux yeux de chacun que la gloire du toujours plus vite, plus gros et plus fort est la puissance moderne par excellence, stupéfiante, salvatrice et envoûtante à la fois. Ceci dit, avec le recul panoramique d’un ouvrage uniquement focalisé sur le thème de l’accélération, j’ai trouvé l’exercice intéressant, me doutant bien qu’au-delà du simple gain de vitesse dans tous les domaines de la vie humaine, les espaces les plus intimes de l’être humain n’échappent pas à cette quête de la vitesse, si frénétique qu’elle en devient convulsive, pétrifiante :
« P. Virilio a ainsi fondé significativement, sa vision d’une immobilité fulgurante, vers laquelle l’histoire de l’accélération moderne se dirigerait irrésistiblement, principalement à partir de l’accélération technique, et donc à partir du rapport de la société avec la nature. Dans cette perspective, les révolutions progressives de la vitesse des transports, de la transmission, et finalement de la transplantation mènent paradoxalement à une immobilité physique croissante, tout d’abord du corps humain, et potentiellement de l’univers matériel tout entier : si le passage du déplacement à l’aide de forces corporelles propres à un déplacement exploitant une vitesse métabolique externe (chevaux de monte ou diligence) freinait déjà la vitesse et le mouvement corporels propres, ce n’est pas qu’avec la « révolution dromocratique », avec sa découverte de la vitesse technique qui remplace la cadence métabolique liée au corps, que l’être humain en mouvement (en voiture, en avion, à plus forte raison en fusée) devient un « paquet » plus ou moins ficelé, acheminé passivement, c’est-à-dire, dans une large mesure un mobile immobile, installé dans un « projectile » et donc de plus en plus coupé de l’expérience sensible du mouvement.
Le mouvement autonome humain et animal perd ainsi à vue d’œil sa fonction sociale, il est de plus en plus relégué aux arènes sportives, et donc d’une certaine manière « muséifié ». Le fait que nous devions de temps en temps mouvoir notre corps, « à vide » (comme dans le jogging), pour le maintenir en état de fonctionnement, prouve qu’il est dépassé. […] »
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Donc, je reviens là-dessus. Une soif de vitesse si grande s’autoalimentant elle-même « à vide » d’ampleur cosmogonique, une immobilité relative où plus ça accélère, plus on subit l’inertie, la société ressemble à une comète lancée à toute berzingue vers une planète tellurique. Je caricature un peu en vue de renforcer l’image saisissante que dégage ce constat. Évidemment une théorie critique d’un tel dynamisme ne peut qu’éveiller certains soupçons envers ceux veulent encore plus de modernité :
« Le fondement le plus solide d’une théorie critique de l’accélération n’en reste pas moins la rupture de la promesse d’autonomie de la modernité. En raison de la transformation des structures temporelles, cette promesse ne peut plus, ni sous sa forme individuelle ni sous sa forme politique, être tenue dans la modernité avancée. Ce sont les fondements normatifs de cette idée qui fournissent les critères les plus convaincants pour un diagnostic critique de l’époque, parce que ce sont les sujets eux-mêmes, autrement dit les acteurs politiques des sociétés, qui font appel aux convictions morales qu’elle implique afin de juger de leurs propres actions. En dépit de leurs déclarations grandiloquentes, il reste en revanche à ceux qui souhaitent l’abandon de ce projet à fournir la preuve qu’il est possible de penser de manière cohérente une forme réellement postmoderne de la subjectivité et de la politique viable en l’absence de toute ambition d’autonomie. L’accueil enthousiaste qu’ils réservent à l’accélération semble en réalité toujours fondé sur l’hypothèse qui reste chez eux le plus souvent implicite, que l’on pourrait obtenir une augmentation de l’autonomie par la vitesse. »
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Et même ceux qui proposent de ralentir, voyant bien que le crash est imminent, indubitable, tels que les ultimes progressistes optimistes, qu’ils soient modérés, réactionnaires, écologistes ou communistes, subissent autant que les optimistes l’inertie de la croissance accélérée et ne peuvent plus proposer d’alternative réellement possible :
« Le recours au freinage d’urgence ne peut donc se penser de manière conséquente, à la suite de W. Benjamin, que comme une sortie de l’histoire radicale et révolutionnaire, comme une révolution contre le progrès, et donc finalement comme un saut salvateur hors de la modernité elle-même, à la fois de son processus et de son projet. »
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D’où les discours depuis les années 1980, du genre « Peu importe que le chat soit noir ou blanc, s’il attrape la souris, c’est un bon chat » (Deng Xiaoping en 1962) ou plus récemment « Il n’y a pas de politique économique de droite ou de gauche, mais des politiques qui marchent et d’autres qui échouent » (Tony Blair en 1998), la culture et surtout la pratique politiques se sont en grande partie volatilisées et n’ont pas réussi à suivre la cadence des transformations sociales et individuelles :
« Toutes ces évolutions semblent indiquer que le temps de la politique est révolu. Parce que la politique reste dans son horizon temporel comme dans sa vitesse de travail en retard sur les transformations dans l’économie et la société, elle ne peut plus jouer son rôle (qui lui reste cependant assigné culturellement) pour fixer la cadence de l’évolution sociale ou pour façonner l’histoire. Là où elle maintient son ambition de diriger, elle n’apparaît plus comme un élément de progrès, mais littéralement comme un « frein à la modernisation ». C’est la raison pour laquelle elle figure dans la liste des accélérateurs de la modernité classique qui sont devenus des freins dans la modernité avancée. Pour autant que la distinction entre politique de droite et politique de gauche ait encore un sens, les « progressistes », aujourd’hui se retrouvent de nos jours davantage du côté des partisans de la décélération parce qu’ils défendent le contrôle politique de l’économie, les processus de négociation politique, de même que la protection de l’environnement et des particularités locales – ce qui correspond à une inversion radicale. En effet, les « conservateurs » semblent poursuivre une stratégie d’accélération au détriment de la véritable politique, dans la mesure où ils militent en faveur de l’introduction rapide de nouvelles technologies, de l’abolition des obstacles à la circulation globale, de l’hégémonie du marché et de formes accélérées de prise de décision.
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Alors là, un instant s’il-vous-plaît, parce le brouillage de repères se situe aujourd’hui à deux niveaux. Dans ce passage, il est évoqué l’inversion des deux principaux camps politiques qui jusqu’aux années 1970 construisaient une alternance entre l’accélération et le freinage, l’asynchronie et la synchronie, entre progressistes et conservateurs, même s’il a toujours existé un partage qui divisait chacun des deux camps selon les contextes et les groupes concernés. Effectivement, comme la droite s’est délestée de ses éléments cléricaux et aristocratiques, elle s’est approprié l’idée de progrès via la mondialisation des échanges et la gauche reste sur la défensive face à la vitesse imposée par le nouveau capitalisme et est obligée d’adopter une position conservatrice. En plus de cela, un deuxième plan ouvre la boîte Pandore : il y a autant de progressistes que des conservateurs dans chacun des deux camps, la droite ne peut glorifier les bienfaits du turbo-capitalisme que si elle s’accorde avec sa partie réactionnaire, et la gauche radicale anticapitaliste ou antilibérale ne peut bénéficier des conditions d’une action politique de portée globale que si elle utilise les mêmes moyens que la droite libérale. D’où la poussée de l’extrême-droite réactionnaire dans les pays développés, puisque la seule réaction encore possible culturellement (et non économiquement) se fait au sein de la dynamique sociale elle-même, c’est-à-dire dans sa propre temporalité, acquise dans l’accélération, et non pas en se situant en dehors d’elle, en croyant inventer de nouveaux moyens révolutionnaires qui permettraient de changer l’historicité des processus sociaux, techniques et individuels. Cette dernière méthode ne peut fonctionner que lorsqu’il est synchrone avec une temporalité tendue vers le progrès, comme au 19ème et à la première moitié du vingtième siècle. Défendre dans les mêmes termes et sur le même plan conservatisme social et progrès historique est doublement intenable aujourd’hui pour des questions logiques. Au moins l’extrême-gauche préfère l’incohérence là ou l’extrême-droite préconise plutôt la destruction pure et simple de la dernière modernisation, hyper-accélérée et globalisante, ajoutant du chaos au chaos. L’extrême-droite respecte le principe de non-contradiction, quitte à risquer l’autodestruction. Et son discours interpelle parce qu’il est simple et compréhensible.
Dernière salve avant de mourir :
« On peut supposer que la société moderne paiera finalement la perte de sa capacité à équilibrer les forces du mouvement et de la permanence en provoquant des catastrophes nucléaires ou climatiques, en développant des nouvelles maladies se propageant à une vitesse fulgurante, en assistant à de nouvelles formes d’effondrement politique et à l’éruption d’une violence incontrôlable, qui peuvent surgir particulièrement là où les masses exclues des processus de croissance et d’accélération entrent en résistance contre la société de l’accélération. »
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Bon, sur ce, je vais rester dans mes petites temporalités de projet, les temps de préparer une bonne pizza, de regarder l’énième affaire judiciaire familiale sur BFM TV, en attendant mieux, un jour, peut-être.