L’essentiel de l’œuvre heideggerienne est déceptive. Contrairement à ce qu’on pourrait penser de prime abord, ce fait ne forme pas une critique de son œuvre : celle-ci se pense comme déceptive, parce qu’on n’atteint jamais une vérité, puisque la vérité est dévoilement. On s’achemine (Acheminement vers la parole), on s’approche (Approches de Hölderlin), on se perd (Chemins qui ne mènent nulle part), et parfois on arrive à faire quelques apports (Apports à la philosophie). Quelque chose gît là derrière, quelque part, mais la pensée ne permet pas de le saisir, seulement de l’entrevoir, ou de tourner autour. En ce sens, l’œuvre heideggerienne se rapproche d’une certaine mystique, et ce malgré les cris d’orfraie des heideggeriens.
L’écriture de cet ouvrage-ci se situe au moment des innovations dans l’étude de la linguistique, au cours des années 1960. Les œuvres de Saussure et de Jakobson commencent à se diffuser en Europe, où elles sont abondamment commentés, -on trouve de nombreuses traces de ces débats dans les œuvres de Roland Barthes, d’Umberto Eco ou de Gérard Genette, mais également dans les avant-gardes poétiques de ces années-là. Heidegger, toujours sans les nommer explicitement, propose une réponse, un pas de côté vis-à-vis de ces recherches. « Pour notre époque, avide d’information, de biographie, de psychanalyse, de sociologie...» (p.41 dans l’édition Tel Gallimard) : voici, très rapidement, trois manières de s’exprimer qu’il rejette. Par le terme « biographie », on voit néanmoins un rejet plus large : celui de tout travail de type historique. Plusieurs chapitres d’Être et Temps s’étaient ingéniés à détruire toute conception classique de l’histoire, puisqu’il n’y a d’histoire que vécu par le Dasein : du coup, toute étude historique pour expliquer un fait de langue, et d’autant plus un poème, serait inepte.
Du coup, « la parole » semble là de toute éternité, cachée non loin de nous, puisque nous parlons, mais nous n’arrivons pas à la saisir en tant que « la » parole. Comme dans la première citation proposée, Heidegger propose des remarques essentielles sans les expliciter : « L’entretien de la pensée avec la poésie vise à évoquer l’être de la parole, pour que les mortels apprennent de nouveau à trouver séjour dans la parole » (p.42). Ici, c’est le « à nouveau » qui frappe, l’air de rien : dans la mythologie heideggerienne, il y a toujours cette fiction d’un état antérieur « classique » (au sens que les Allemands donnent à la Grèce classique) : un état où toutes les composantes de l’être se seraient développées harmonieusement. Faire des études historiques permet justement de détruire ce mythe d’un « classicisme », particulièrement en matière d’art (toutes les théories de Hegel sur l’art grec ayant été détruites par les recherches postérieures).
La prose heideggerienne se fait donc invocatrice, voire prophétique. « La parole est parlante », répété plus d’une dizaine de fois dans la première conférence, sonne comme un mantra, une prière. Son propos se détache évidemment de tout usage quotidien de la parole : on saute directement vers un poème de Georg Trakl, puis vers un poème de Stefan George. D’autres philosophes ont ruiné la vision du langage comme communication ou comme expression, mais Heidegger passe quant à lui dessus sans même s’y arrêter : il n’a rien à prouver, comme si le poème lui permettait directement une intercession vers le vrai dire (ou, du moins, vers l’acheminement vers le vrai dire). De toute façon, comme il s’agit de « penser » et non de « philosopher », tout est permis.
On comprend peu à peu, dans les premières pages, que le propos de Heidegger, sous ses autours énigmatiques, cache une première idée tout à fait simple : ce n’est pas l’individu qui s’exprime ou qui communique lui-même, mais une parole, et ceci parce que langage et parole ne sont pas créés de toutes pièces par l’individu : il en hérite, ne peut changer sa grammaire et ses vocables, et donc c’est autre chose que lui-même qui parle à travers lui. Cette idée somme toute banale se trouve chez à peu près tous les philosophes ayant traité du langage. Qu’on présente cela comme « Dict unique », dans la traduction pompeusement ridicule de Jean Beaufret, ne fait que créer une atmosphère éthérée autour de cette banalité.
Les études des poèmes amènent à un certain nombre de parenthèses, avec des passages du coq-à-l’âne souvent difficiles à suivre. Ainsi, aux pages 27 à 34, de la parenthèse concernant la « Dif-férence », ou à la page 46 de celle sur le déclin. De manière générale, son étude poétique, faisant fi de tout rythme, de toute versification, et même de toute étude sérieuse du vocabulaire, pour se laisser dériver en vague rêverie, ne me convainc pas du tout. C’est une version améliorée de l’étudiant américain qui, lisant le passage d’A la recherche du temps perdu concernant la mort de la grand-mère, va pondre un essai racontant la mort de sa propre grand-mère : Heidegger navigue sur le texte avec le hors-bord de l’éther. Le texte initial, lui, a disparu. Pas toujours, évidemment : le commentaire du vers « L’âme est en vérité chose étrange sur terre » (p.43 sq) a quelque intérêt.
Le texte central, « D’un entretien de la parole », est néanmoins plus généreux. Construit en dialogue avec « un japonais », disciple du comte Kuki qui fut lui-même disciple de Heidegger, il permet tout d’abord de déplacer la question de la parole (en confrontation avec une autre langue, la japonaise), et ensuite à Heidegger de faire un rappel rétrospectif de son parcours philosophique concernant la réflexion sur le langage. Il rappelle son rapport premier à la théologie (le rapport entre parole et être étant alors celui entre la théologie et l’Écriture), puis à la phénoménologie et à la discipline « herméneutique » qui se formait alors. La question de l’interprétation, ici donc remise au centre, ouvre des perspectives plus larges que celles des premiers textes, -il est peut-être ironique de le dire ainsi, mais : Heidegger est bien meilleur quand il se situe dans une perspective historique (ici : l’histoire de la formation de l’herméneutique moderne, qui est en fait partie prenante de l’histoire des idées). C’est aussi, finalement, lorsqu’il est le plus clair qu’il donne ses propos les moins banals.