Après l'avoir découvert par le biais de son célèbre pamphlet, Les Chiens de Garde, j'ai depuis nourri l'envie d'en découvrir plus sur ce petit-bourgeois révolté, démissionnaire du PCF, ce Paul Nizan, mort lors de la Seconde Guerre Mondiale contre les nazis.
Aden Arabie est son premier roman, écrit à l'occasion d'un voyage dans la ville orientale - à la manière de Rimbaud, dont l'ombre hante les pages du livre. À l'arrivée, point d'illumination spirituelle ou poétique, seulement un constat funeste et désespérant : l'Occident, qu'il cherchait à fuir est encore là, en Orient. Bien sûr, on n'y retrouve pas trace de ses professeurs de philosophie, de ses camarades de classe, mais c'est encore la même police qui hante les rues, les mêmes marchands qui courent après le profit, les mêmes hommes désœuvrés qui travaillent et établissent la force des dominants. Le jeune homme, de 20 ans à peine, ne peut donc se laisser aller à la contemplation des déserts et aux jouissances du corps des Orientales : partout il ne voit plus qu'un rapport de domination. À la rencontre de l'impérialisme, Nizan comprend alors que la révolte et la guerre contre ce mode de vie - lequel corrompt peu à peu tous les hommes, sous les aboiements bienveillants des chiens de garde - est la seule vie possible.
J'avais vingt ans et je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie
Le style est rêche, violent et désabusé. Aucune admiration devant la mer houleuse, les montagnes bleues d'Abyssinie, les prairies dans le désert. D'ailleurs, on peut voir des aigles mourir dans le ciel et y tomber à pic. L'ennui, la chaleur et la mort peuplent le voyage de Nizan. On passe des heures sous les pales d'un ventilateur au bruit de hanneton. Lorsqu'il débarque à Aden : "Je suis arrivé. Il n'y a pas de quoi être fier." Et finalement, aucune découverte, ou si peu. D'ailleurs, Nizan cite largement des auteurs qui ont déjà décrit Aden avant lui. Il n'y a rien de plus à y voir, aucun voyage à réaliser. Lui découvre que le désert envahit l'homme à la part la plus réduite de son existence : la vie économique. Savamment agencée dans de petits emplois du temps. Dans laquelle on surveille le cours du café, on discute avec les firmes, les syndicats, et on se satisfait de soi-même. Nizan prend en horreur la figure du patron, du bourgeois qui s'est construit tout seul. Il n'est rien d'autre qu'un traître qui a trahi les siens pour les exploiter à son tour. Il n'y a pas de pitié dans le désert, comme en témoignent les chaînes des esclaves. Du voyage, finalement, l'auteur voit le retour comme le seul moment de vérité, comme Ulysse de retour à Ithaque. À son arrivée en France, Nizan va rapidement s'engager au Parti Communiste.
Par la suite, il publie Aden Arabie et le reste de son œuvre littéraire, écrit dans des revues marxistes, se présente à des élections législatives, voyage en URSS - il ne croit d'ailleurs pas aux famines et aux goulags. Pourtant en 1939, à l'issue du pacte germano-soviétique, il quitte le PCF, non pas pour des raisons morales - tout est bon pour sauver la patrie du socialisme - mais bien parce qu'après sa visite en URSS, il ne croit plus à ce parti bureaucratique, qui lui rend si peu. Il meurt le mois de mai de l'année suivante à la guerre, parmi les hommes. Le PCF, ulcéré par cette trahison et dont la mort ne saurait satisfaire sa rage de vengeance, va alors anéantir son œuvre, allant jusqu'à le traiter de flic, pour que jamais plus aucun communiste ne le lise. Cet intellectuel était forcément un traître à sa classe. Et pour les intellectuels, ils ne pouvaient plus être qu'un stalinien suite à ses voyages en URSS. C'est son camarade de classe de l'École Normale, Jean-Paul Sartre, qui le tentera de le réhabiliter en 1960 dans une préface à Aden Arabie. J'ai pourtant le sentiment que Nizan reste un auteur méconnu, bien que le documentaire Les Nouveaux Chiens de Garde ait fait beaucoup de bien à sa réputation. C'est comme ça que d'autres et moi l'avons découvert. Il faut entendre la colère révolutionnaire de Nizan, lorsqu'il formule ses exigences sur l'amour et sur la vie. Lorsqu'il nous rappelle qu'en l'état, nous sommes tous morts.
Et si vous voulez en savoir plus, voilà un podcast qui en parle bien plus précisément que moi : https://www.youtube.com/watch?v=jDqGwLofrnU