J'écris cette critique. J'ai plusieurs onglets ouverts. Youtube, twitter, un ami qui m'envoie un message pour me dire d'écouter une musique. Cela pourrait être un exemple qui illustre une des réflexions de la théorie d'Hartmut Rosa. L'accélération technique a permis dans ce cas d'avoir accès à beaucoup plus de connaissances et de moyens de les diffuser. Pourtant, alors que mon rythme de vie s’accélère "grâce" à ces changements, je me retrouve à suspendre ma critique pour aller voir ce qu'il se passe dans mes mails, mon téléphone, l'actualité de mon compte twitter et, au final, mon temps passé à écrire cette critique se rallonge. Je suis distraite par des "activités à gratifications immédiates" basées sur un principe de compétition. Pour Rosa, l'accélération produit de l'aliénation par rapport à nos actions : vais-je terminer cette critique, qui demande de la lenteur et de la réflexion alors que d'autres activités pourraient me procurer du plaisir plus rapidement ? Le problème, c'est que ces activités, ce sont justement ces distractions qui nous empêchent de réaliser ce que nous voulons vraiment faire.
Mais ce n'est pas tout, car l'accélération sociale ( augmentation de la vitesse de la vie sociale, transformation rapide du monde matériel, social et spirituel) est caractéristique de la modernité (tardive). Cette pression quotidienne qui nous incite à vouloir finir sa journée en ayant fait son "maximum" ne semble pas remplir son idéal : la modernité, paradigme dans lequel nous vivons, ne nous offre qu'inconstance, que ce soit d'un point de vue technique (les innovations fleurissent et impactent la réalité sociale - le temps, l'espace), d'un point de vue social ( les "durées définies comme le présent" se compressent - stabilité des institutions, le travail -, la fiabilité des expériences décline rapidement). ou d'un point de vue personnel (les rencontres s'enchaînent mais il est difficile de trouver une unité). Rosa reprend l'expression "famine temporelle" pour traduire le fait que les événements se multiplient sur une même unité de temps mais que nous avons toujours l'impression de ne pas en avoir assez. La société moderne, société de l'accélération, se traduirait donc par une augmentation du rythme de vie en dépit de l'augmentation du taux accélération technique. La multiplication du nombre de trains, d'avions devraient par exemple nous libérer plus de temps, mais paradoxalement notre rythme de vie frôle la saturation. On libère plus de temps, mais on l'investit encore plus ( avec moins de sens ? ).
Sommes nous condamnés à toujours rattraper ce retard que nous avons créée ? Sommes nous coincés dans une "immobilisation hyper- accélérée" comme le disait Baudrillard ?
Rosa s'inscrit dans la pensée de l'Ecole de Francfort qui a notamment émis des critiques sur la culture de masse. Pour moi, il demeure un problème dans ces théories : l'individu est réduit à une masse uniforme et conforme à l'ordre établi. Pourtant, si l'on part de l'individu, on peut voir que la façon d'investir ces changements et de s'approprier de nouveaux espaces sont très diverses. Internet par exemple, peut être un frein dans certaines réalisations mais tout dépend de la façon dont on entend l'utiliser. On rentre dans de la philosophie sociale et je ne suis pas très à l'aise dans ce moyen de réfléchir : qui suis-je pour dire que passer son temps sur des vidéos qui n'ont pas l'air très productives (encore la, c'est un jugement) va rendre votre vie aliénante et que ce n'est pas ce que l'on veut vraiment ? C'est là que Rosa nous avertit de ne pas tomber dans le piège de l'essentialisme avec de "vrais" besoins (donc clairement définis), de "vrais" moments authentiques qui conduisent à glisser dans l'autoritarisme, qui, on le sait, n'aide pas vraiment à l'épanouissement personnel ni social.
L'aliénation est un concept difficile à définir. Rosa le décrit comme une incapacité à s'approprier le monde. Dans ce sens, la philosophie sociale aide à trouver des moyens pour redevenir familier avec soi-même, ressentir des émotions en accord avec notre vision de nous-même.
Dans son dernier livre, "Résonance. Une sociologie de notre rapport au monde", paru en mars en Allemagne mais pas encore traduit en français, Rosa insiste sur le concept de résonance. Celui-ci peut être vu comme l'antithèse de l'aliénation. Elle renverrait au sentiment d'être attiré par le monde, du désir de vivre des expériences riches en émotions. Il ne suffit pas d'être libre et "ouvert" psychologiquement pour y parvenir. La résonance s'accomplit dans une relation de réciprocité avec le monde. Rosa nous dit peut-être, au final, de vivre de façon moins raisonnée et formatée en sortant des "logiques d'appropriation et d'accumulation propres au capitalisme" (philosophie magazine n°101 p63) par la résonance, pratique qui semble pouvoir nous faire souffler un peu et à la longue peut-être souffler tout court.
" Si vous croyez aux théories du choix rationnel qui affirment que le seul but des êtres humains est de satisfaire de façon instrumentale leurs penchants et leurs fonctions utilitaires, alors vous ne devriez pas être surpris que le monde vous paraisse complètement silencieux." (Aliénation et accélération), Harmut Rosa.
Loin d'être une sociologue accomplie, mais plutôt en herbe avec un gazon fraîchement semé, je n'entends pas faire de critiques proprement dites à l'auteur (c'est pourquoi noter son livre est aussi un exercice difficile), seulement retranscrire mon ressenti sur ce livre. J'ai fini cette critique, c'est déjà bien.