D’un abord moins exigeant que «Lisbonne dernière marge», ce roman d’Antoine Volodine, le deuxième publié aux éditions de Minuit en 1991, met en musique de façon limpide cette phrase de l’auteur : « Le pessimisme le plus lugubre et le désastre absolu sont une pâte inerte avec quoi on peut façonner des objets extrêmement lumineux« , car «Alto Solo» est sans doute le seul roman d’Antoine Volodine où les tenants du mal et d’un pouvoir barbare sont évoqués directement.
C’est pourquoi «Alto Solo» est un livre que le personnage d’écrivain dans le récit, Iakoub Khadjbakiro, «refuse d’écrire, car il ne veut pas faire de la littérature avec une description d’humiliation et de carnage.» (Antoine Volodine, entretien avec Jean-Christophe Millois)
Alors que les révolutionnaires faiblissent mais se battent encore dans un sud toujours libre, ils ont été défaits dans la ville de Chamrouche. La ville est passée sous la coupe d’un parti fasciste qui, pour maintenir sa popularité au zénith, contrôle le pouvoir confié aux sociaux-démocrates depuis les coulisses, et attise la haine de masses dévoyées vers le pire, envers les étrangers, les gueux, les oiseaux et tous ceux qui ne rejoignent pas leurs rangs. Ce parti populiste, barbare et xénophobe, le frondisme, évoquant des ombres terriblement familières, est tragiquement et justement décrit par l’un des personnages :
«Le frondisme, lui avait-il confié, c’est quand tu es battu devant une foule et que tu tombes, et que la foule rit aux larmes.»
L’histoire est raconté ici en une seule journée, le 27 mai, une histoire où l’on croise trois individus libérés d’une prison surpeuplée, Aram, Matko et Will MacGrodno, sous-hommes dans ce monde, insultés et exclus, l’altiste virtuose Tchaki Esterkhan, habitée lorsqu’elle joue par le rêve magnifique d’un amour passé, Bieno un ancien voleur de chevaux qui fait maintenant le coup de force pour le frondisme, et enfin l’écrivain Iakoub Khadjbakiro, conduit de la mise en abîme de la fiction volodinienne à l’intérieur du récit.
«L’histoire se complique, parce qu’il s’y mêle un écrivain, Iakoub Khadjbakiro, et que, lorsque le monde lui déplaît sous tous ses angles, l’écrivain sur le papier, métamorphose le tissu de la vérité. Il ne se contente pas d’énoncer, sur un ton d’amertume dépitée, ce qui l’entoure. Il ne reproduit pas trait pour trait l’élémentaire brutalité, l’animale tragédie à quoi se réduit le destin des hommes. S’il procédait ainsi, il se dégoûterait vite, il se lasserait. Il composerait seulement de petits tableaux anecdotiques, il étofferait médiocrement la médiocre réalité. Il n’éprouverait aucun plaisir à son art et vite cesserait d’écrire. Au lieu de cela, il choisit, de la vie réelle, les brins les plus ténus, ombres et harmoniques, et à ses souvenirs il les entremêle, à des visions qu’il a eues pendant son sommeil et qu’il chérit, à son passé il les entrelace, aux impatiences, aux erreurs, aux croyances déçues de son enfance. Selon son humeur il reconstitue et remodèle, dans sa tête, ce qu’il a vu.»
Les fils entremêlés de l’histoire vont se nouer le soir du 27 mai sur la place de Chamrouche, là ou doit se dérouler un concert du quatuor, alors que le dirigeant frondiste, au nom tristement évocateur de Balynt Zagoebel, a décidé d’imposer une culture populaire unique, et de mettre au pas ou de détruire les intellectuels et les quelques sous-hommes qui lui résistent encore.
La seule échappatoire à cet univers totalitaire et tragique est l’envol vers le rêve, qui fait d’Alto Solo un livre d’une beauté déchirante, le livre du post-exostisme qu’on ne peut évoquer qu’à mots couverts ou en chuchotant, mais qu’il faut absolument lire.
«Quand ils étaient allongés l’un contre l’autre, mollement chauds, ou qu’ils ouvraient les yeux avant l’aube, glissant enlacés du songe à la nuit, il lui décrivait le pays où il avait vécu son enfance, une lande compliquée par des montagnes et des falaises à pic. Au milieu des rochers abrupts s’étaient installées des colonies troglodytes. Le basalte était truffé de galeries. Certains couloirs aboutissaient sur le versant sud. Depuis les grottes on dominait alors un extraordinaire ensemble de volcans, des cratères que moirait un azur intense. Lorsque l’altiste, lisérant de mélancolie la netteté de son timbre, ressemblait à une dormeuse sans regard, elle revoyait sans peine Kirghyl Karakassian.»
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