Dans un monde aux allures post-apocalyptiques, la faible population vit dans des conditions spartiates entre 4 colonies : Essre, la capitale administrative, Balbit, dédiée à la science, Odek, pour l'industrie et Amatka, spécialisée dans les champignonnières.
Une jeune femme, Vanja, est envoyée d'Essre à Amatka pour étudier les conditions d'hygiène et voir si elles peuvent être améliorés. Mais des événements étranges se produisent : une champignonnière s'écroule, un survivant est récupéré et raconte être remonté par une canalisation issue d'un autre monde; le bibliothécaire local parle à Vanja de la disparition il y a quelques années d'une centaine d'habitants et derrière le concret de la vie quotidienne d'Amatka semble apparaitre une autre réalité.
Karin Tidbeck est une autrice à peu près inconnue des lecteurs francophones. Si son premier recueil de nouvelles a été acclamé aux Etats-Unis, un seul texte est pour l'instant disponible en français sur le podcast Coliopod. Amatka, son premier roman, a d'abord été écrit en suédois en 2012 avant d'être traduit en anglais par Karin Tidbeck elle-même et publié en 2017, soutenu notamment par Jeff et Ann Vandermeer. Et pour cause : Amatka, c'est un peu le mélange entre le New Weird cher aux Vandermeer et 1984.
L'aspect Orwellien est assez transparent : la population des colonies est organisée et contrôlé par un régime politique simple, un communisme autoritaire primitif, où le collectif prime totalement sur l'individuel, où les citoyens déviants peuvent être punis. Pour limiter justement ces déviances, le langage a été remodelé pour éviter toute référence au passé. Dans ce monde où les animaux n'existent pas, où la culture principale est le champignon qui sert aussi bien d'aliment que de matière première, tout mot ou expression faisant référence à une nature disparue a été supprimée; le langage est devenu purement descriptif. Cette organisation, comme toute dictature, est basée sur la stabilité et sur le présent et refuse tout changement, toute référence à un passé ou un avenir différent, quitte à travestir le passé proche ou à contrôler les possibles changements (par une incroyable séance publique d'autocritique, par exemple).
C'est là qu'intervient le coté Weird : tout n'est pas si stable dans ce monde. Les objets, malgré un étiquetage systématique descriptif, au bout d'une certaine période, perdent leur structure et se tranforment en une mousse nocive. Wanja, qui semble n'avoir jamais maîtrisé sa vie, découvre qu'elle peut avoir un certain pouvoir sur les objets, qu'elle peut faire autre chose que se conformer à la structure autoritaire de son monde. Et cela entraine le glissement progressif du roman dans l'étrangeté la plus totale.
Amatka, malgré sa brièveté (ou grâce à celle-ci ?) contient plus d'idées et de pistes de réflexion que la quasi-totalité de la production actuelle. Dans un accord parfait entre le fond et la forme, entre le maniement du langage et celui de la société, Karin Tidbeck utilise deux des thèmes les plus usés de la science-fiction, la dystopie et le post-apocalyptique, pour délivrer l'un des romans les plus originaux et les plus forts de ces dernières années.