Sur la planète Arbre, des ordres monastiques (mixtes, composés de fraas et de soors) sont donc cloitrés autour d’horloges conçues pour durer des millénaires. Autour de chaque horloge, quatre groupes (des maths) de personnes sont organisés en fonction de la fréquence à laquelle ils sont autorisés à se rencontrer et à sortir du monastère pour une période de dix jours appelée l’aperture : tous les ans (les unétariens), décennies (les décénariens), siècles (les canténariens) et millénaires (les millénariens). A ce moment, ils se reconnectent au monde extérieur, peuvent retrouver leur ancienne famille et se tenir au courant de l’actualité. Le reste du temps, leur vie est purement tournée vers les sciences, la philosophie, la maintenance de l’horloge et un minimum d’activité manuelle pour subvenir à leurs besoins. Ce système dure depuis plusieurs millénaires, le monde extérieur s’est déjà écroulé et reconstruit, parfois les mynstères ont été en partie mis à sac, mais globalement l’ordre monastique a respecté ce qu’il appelle la discipline : le respect de la coupure avec le reste du monde sur les périodes définis par les différents ordres. Cette discipline a une autre conséquence : le langage de chaque communauté a évolué séparément, obligeant les moines à maitriser plusieurs langages pour pouvoir communiquer entre eux lors des rares ouvertures. Enfin, un groupe séparé, les hiérarques, est chargé de gérer le mynstère et de communiquer avec les différents ordres en respectant strictement la discipline.
Fraa Erasmas, un jeune décénarien, n’a rejoint le mynstère que depuis quelques années. Il mène une existence tranquille et s’intéresse à la cosmologie jusqu’au jour où son maître, fraa Orolo, se fait exclure du mynstère. A la recherche de la vérité, Fraa Erasmas va découvrir la cause de cette exclusion : Orolo a observé un vaisseau spatial d’origine inconnue dans le ciel. Cette arrivée associée à d’autres faits va précipiter de profonds bouleversements dans l’ordre du mynstère, entrainant Erasmas sur les routes du vaste monde en compagnie d’une troupe hétéroclite.
Inutile d’en dire plus sur l’intrigue ou sur le monde singulier d’Anatèm. Ce livre, paru originellement en 2008, fut d’abord acheté par Bragelonne qui fit un essai de traduction. Il sembla que l’énormité de la tâche (près de 340000 mots en VO, soit le double du Samouraï virtuel) associée au fait que le roman était plutôt loin du terrain habituel d’action de l’éditeur conduisit à l’abandon du projet et l’on pensa qu’aucun autre éditeur ne se lancerait dans l’aventure. Jusqu’à l’année dernière, quand Albin Michel annonça son intention de lancer une grande collection d’imaginaire dont la figure de proue serait Anatèm. Hosanna ! Car ce roman est d’une ampleur toute particulière. Autour donc de cette horloge gravite un univers : d’abord la concentre, ces maths et leurs discussions philosophiques et scientifiques. Ces gens coupés du monde ont le temps de discuter de tout, de réfléchir à tout, de se souvenir des théories de leurs penseurs d’il y a trois ou quatre mille ans, de les remettre en cause, de créer de nouvelles écoles de pensées… A l’extérieur de la concentre, le monde réel, qui roule en pickup, utilise des smartphones et un réseau informatique mondial (je vous fait grâce des termes spécifiques utilisés dans le roman pour décrire ces objets et concepts, il est beaucoup plus intéressant de les découvrir et de deviner leur sens au fil de la lecture), un monde qui s’est écroulé et qui s’est redéveloppé, qui a subi une glaciation et dont les changements climatiques ont déplacé les villes et créé des cités abandonnées. Puis, au-delà du monde, l’espace infini surveillé par quelques fraas mais aussi certainement par les gouvernements extérieurs à la concentre et qui recèle un mystérieux vaisseau spatial.
Neal Stephenson ne prend pas de gants et vous plonge directement au milieu de tout cela, avec son vocabulaire inventé, ses traditions cryptiques, ses débats philosophiques intenses où des concepts que l’on connait apparaissent sous d’autres noms ou d’autres formes, avec pour seul aide une note au lecteur expliquant succinctement comment il a trituré la langue et une chronologie mondiale allant de -3400 à +3690, « début de notre histoire », soit sept millénaires. Cela donne une première partie de 80 pages constituée de dialogues philosophiques et techniques assez vifs entre quelques fraas où le lecteur commence par se noyer avant de surnager et de cerner quelques faits et personnages. Puis, dès la deuxième partie, tout se met en place et devient lumineux : Erasmas profite de l’aperture pour nous faire visiter son monde, ce qui était obscur s’éclaircit et on ne rencontre plus guère de difficultés à comprendre le texte.
A partir de cette deuxième partie (donc, à peine plus de 5% du récit), on assiste à un feu d’artifice quasiment permanent autour d’Erasmas : ses découvertes scientifiques, ses tâtonnements dans son aventure amoureuse, ses démêlés avec l’inquisition et la hiérarchie, son expédition polaire, sa rencontre avec des moines shaolin (ou l’équivalent local)… Les pages s’enchainent, couvertes de morceaux de bravoure ou d’introspections intellectuelles avec une intensité folle, sans temps mort, sans longueur, le tout parsemé d’un humour léger et joyeux, où il apparait que Stephenson s’est autant amusé à l’écrire que le lecteur à le lire. Un lecteur qui justement, comme Erasmas, va déambuler dans ce monde les yeux écarquillés, le regard candide, à la découverte de tous ses secrets.
Alors certes, ce n’est que la première partie de la traduction (profitons-en pour saluer le travail de Jacques Collin !), mais la mise en place d’Anatèm et les aventures de son narrateur sont d’une telle qualité que l’on voit difficilement comment cela pourrait retomber dans la deuxième partie. Anatèm est l'un de ces rares livres qui nous rappellent pourquoi on lit de la science-fiction, quel est le frisson unique, la jubilation que peut nous apporter cette littérature et pourquoi on ne le retrouvera jamais ailleurs.