Il me semble que le théâtre d’Euripide n’est plus conduit par la même tension qui motivait ceux d’Eschyle et de Sophocle. La métaphysique d’Euripide est tranquille, son œuvre fait état d’un basculement vers le profane qui est acté : et ses personnages de s’accuser d’indignité, de promiscuité avec les troupes barbares… Les longs déploiements rhétoriques permettent certes un examen psychologique fin et subtil, mais ils sont aussi la preuve qu’il n’y a plus lieu de tragédie : il n’y a plus que du conflit.
Les dieux ne sont plus invoqués que comme un opposant parmi tant d’autres : ils sont une raison de craindre des représailles, qui occupent bien moins l’esprit d’Hermione que celles de son propre mari. Si la fin rétablit l’empire du “Ciel”, ce n’est plus par une co-participation mutuelle de deux sphères, par la pénétration du monde humain par la volonté divine qui régit le cosmos, mais c’est par un pouvoir souverain : “Ce qu’on prévoit n’est pas réalisé ; à l’imprévu le Ciel ouvre passage.” Le hasard de la vie humaine est expliqué par la volonté divine ; le sacré comble les manques rationnels du profane, ce qui ne peut être expliqué par un calcul.
Le problème fondamental de la responsabilité et de l’honneur, dont la substance vacille, prise entre deux sphères qui pourraient l’annihiler chacune, celle du divin et celle de l’humain, est résolu. Un dilemme de second lieu s’ouvre : celui de la localisation de la responsabilité et de l’honneur. Questionnement proprement platonicien : il s’agit de mener l’enquête — enquête qui rattache encore le théâtre d’Euripide à la tragédie — qui permettra de distinguer des prétendants, selon le mot de Deleuze, d’opérer un tri parmi ces hommes qui prétendent à un titre, de repérer qui en est digne.
C’est en ce sens que la pièce questionne parfois l’idéal héroïque grec : non pour le saboter dans ses fondements, mais pour questionner la légitimité de certains des hommes qui y prétendent. Andromaque lance ainsi à Ménélas : “Faux-semblant, faux-semblant, innombrables entre les mortels sont les êtres de néant dont tu as enflé et surfait la carrière !” “Est-ce bien toi, qui, à la tête de l’élite des Grecs, jadis de Troie dépossédas Priam, toi un si pauvre sire ? Toi qui, sur les ragots de ta fille, cette gamine ! as pris feu à ce point, et contre une femme, une malheureuse, une esclave, as engagé le duel ? Non, je l’atteste à présent : tu ne méritais pas Troie, et Troie ne te méritait pas !” De même Pélée : “Ainsi, toi et ton frère, vous avez été gonflés par Troie et par le commandement que vous avez exercé là-bas, et vous trônez quand votre grandeur n’est faite que de ce qu’ont souffert et enduré les autres.”
Jusqu’à refuser le titre de “Sage” à l’incarnation de Phœbos, au corps officiant et au peuple de Delphes. Le Messager : “Et voilà comment le Seigneur qui proclame ses oracles pour les autres, qui tranche pour tous les humains du juste droit, a traité le fils d’Achille venu Lui faire amende honorable. Bien méchamment et trop humainement, Il s’est rappelé de vieilles querelles. Sage ? Allons donc ! Comment le serait-Il ?” C’est par ce pouvoir de la raison qui classe, qui trie, qui produit des catégories, et non par ce questionnement mystique eschyléen, que finalement le jugement humain s’abat sur le divin dans la tragédie d’Euripide : ce qui est pensé sacré n’est plus le vrai sacré, le sacré n’est plus le lieu de la sagesse, l’homme se considère capable de re-définir le sacré.
Ce qui n’empêche pas le sublime dans l’apparition finale de Thétis, et dans le chant de Pélée qui la précède :
“Plus de patrie ! Je n’ai plus de patrie !
Honni soit-il ce sceptre ! Et toi, tu vas me voir
ô Néréide,
dans ta spélonque ténébreuse
rouler anéanti !”