Dans ce Les Yeux sans visage devenu culte, Franju nous montre (pour le dire simplement) l'histoire d'un homme qui cherche à redonner un visage à sa fille grâce à ses connaissances scientifiques, qui lui permettent de prendre le visage de quelqu'un d'autre pour le transplanter à sa fille. Au cours de cette narration se dévoile quelque chose de bien plus profond que cette histoire fantastique de savant fou : on y trouve une considération presque philosophique de la vie de l'homme moderne dans ses rapports sociaux.
Tout d'abord, Franju met ici en jeu l'objectivation (c'est-à-dire, de façon plus intelligible, l'exploitation) de l'homme par l'homme, voire par la science moderne. On retrouve dans presque chaque scène ce modèle sujet-objet : dans la première, par exemple, la femme est actrice, elle contrôle l'objet que sont d'abord la voiture, puis sa victime. Puis, évidemment, les scènes de procédé scientifique, dont la mise en scène met en évidence une méthodologie précise de l'opération, l'utilisent de façon encore plus impactante : la réification qui accompagne l'objectivation est amplifiée par le côté gore. Pour un œil humain, il est impossible de complètement se détacher de l'empathie, on ne peut pas quitter notre regard purement matériel. Ainsi, Franju met en scène les relations entre individus : il met en place un environnement spatial dans lequel se déploient les personnages agissants (sujets) et les personnages subissants (objets que sont Christine, mais aussi les victimes du docteur ainsi que les chiens), voire parfois les personnages instruments (agents). Cette évolution des personnages dans le cadre matérialise les rapports entre hommes, rapports qui ne sont pas de simples relations émotionnelles mais bien des rapports concrets, quasi-sociaux dans la domination qu'exerce le père sur ses "patients". En cela le film peut s'élargir à une critique de la médecine moderne, nous montrant le contrôle total qu'ont les "savants" sur les "patients", la relation sujet/objet qu'ils impliquent.
Cependant, on observe aussi dans ce film une évolution du rapport sujet/objet, son renversement. Les individus qui ont été victimes de leur objectivation, qu'on n'a plus considérés comme humains, reprennent leur destin en main. Ils décident de redevenir sujets. On le retrouve évidemment à la fin, lorsque les chiens sont libérés et tuent le docteur. Mais cela est surtout concrétisé dans la plus belle scène du film, à son début : Christine, prise comme objet par son père et sa "secrétaire", n'est au début de la scène qu'une masse étendue sur un lit, qui peut à peine se mouvoir. Au fur et à mesure qu'elle parle, ses sentiments entrent de plus en plus en jeu, jusqu'au moment où, seule, elle parcourt la maison dans une sublime danse cinématographique, devenant le sujet du cadre, jusqu'à opérer elle-même une action sur un objet, le téléphone. Cette action d'appeler son mari nous amène à un point majeur : cette libération des objets ne se fait pas seulement dans leurs rapports matérielles, mais permet aussi leur épanouissement émotionnel. Franju veut peindre l'intimité qui existe au sein de ses rapports, mais là probablement se trouve son échec : il ne parvient pas à créer de l'empathie jusqu'au bout. Certes, on arrive à percevoir ce que traverse Christine, mais tous les autres personnages sont considérés par le film comme des moyens de mettre en valeur la protagoniste : des objets scénaristiques... ce qui contredit finalement le propos subjectivant du film.
On peut donc dire que Les Yeux sans visage est un film foncièrement moderne : il s'agit pour des personnages qui n'ont été que des objets sociaux, que des éléments d'un rapport, de trouver leur propre identité profonde. C'est là le sens de cette question centrale du film : le visage. Christine n'a pas de visage, pas d'identité, on tente de lui en coller une par défaut (le masque), puis une autre que la sienne, artificiellement (la greffe). Mais l'épanouissement n'est possible que par le renversement des rapports, qu'en refusant sa position de dominé et en s'assumant pleinement comme individu complet, comme le dirait Marx.