Georges Franju disait aimer le cinéma qui le faisait rêver, mais ne pas aimer qu’on rêve à sa place. Alors il a réalisé le plus beau film fantastique français. Un conte glacial, allusif, scintillant, dont l’étrangeté confine au merveilleux. L’épouvante y naît du jeu avec le visible et l’invisible, la révélation et la dissimulation, et du calme extrême avec lequel se manifeste la folie à l’écran. Par ses images de terreur médicale, son climat d’onirisme surréalisant nourri des thèmes musicaux obsessionnels de Maurice Jarre, il crée une angoisse latente qui s’enracine aussi bien dans la lenteur hypnotique du rythme que dans la netteté des traits ou la sensation tactile de l’obscurité. Pour Franju, la peur ne peut se concevoir autrement qu’en noir et blanc. Eugen Shüfftan, le chef opérateur, fut l'un des maîtres de la lumière du cinéma expressionniste allemand et l'un des plus éminents artisans du réalisme poétique. Avec ce film, il semble avoir trouvé le terrain esthétique où mêler ce double héritage. L'atmosphère est d'abord celle des caves, des morgues, des nuits froides dont il sublime le noir éclat. Fouet, cages, grilles, on est presque au château de Lacoste, et l'ombre du divin marquis croise O entravée de chaînes dans les souterrains. Des jeunes filles sont retirées de la Seine, nues sous des imperméables d’hommes. Mais quand le jour est là, il est fait de ciels tristes et gris et de brouillards plus gris encore qui laissent entendre que la voie tracée par l’intrigue est condamnée au désespoir. Cette plastique élaborée se double d’un travail méticuleux sur le son : glas des cloches, croassements des corbeaux, pioche creusant la tombe, geste du corps au fond du caveau. Tous ces bruits font entendre le silence dans lequel ils résonnent, et qui appelle le cri.


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L’histoire est connue : chirurgien de renom, le docteur Genessier développe des expériences afin de rendre un visage à sa fille Christiane, défigurée dans un accident, et qui vit recluse chez lui. Aidé de Louise, son assistante qui lui doit d’être encore belle (il ne reste qu’une cicatrice sous son collier de perles), il enlève des jeunes femmes pour prélever leur épiderme et le transplanter sur Christiane. Figures du mal, Genessier et Louise sont d’abord associés au noir, vêtus de costumes toujours sombres. Christiane, en revanche, arbore des robes gracieuses de satin blanc qui font d'elle un précipité de pureté. Au contraire de son père, elle représente la douceur et la fragilité. Elle vit en haut du manoir, lorsque lui vit dans les sous-sols. Aux flagellations de Genessier, elle oppose les caresses. Avec son masque pâle et immobile, elle promène l'inquiétude d'une silhouette féérique, revêtue de la cape blanche des spectres. Elle flotte plus qu'elle ne marche, insaisissable mais réelle. Cependant la complexité de la réalité ne saurait se traduire convenablement sur un mode aussi binaire. Aussi la nature de la couleur blanche peut-elle s’inverser. Cette permutation culmine avec la séquence où Genessier et Louise mutilent, dans leurs blouses immaculées, leur dernière victime, Edna. Son visage déjà bien pâle blêmit plus encore à chaque nouveau coup de bistouri et coulure de sang. Il n'en reste plus à la fin qu'un greffon aussi blanc que le masque de Christiane. Effroi profond que celui généré par le spectacle de l’intervention, la découpe clinique du visage et de sa greffe, l’exhibition de ce montage impossible. Franju opère à vif.


On constate aujourd’hui à quel point le film restait aux prises avec son époque. Le monde qu’il dépeint est le sien, quand bien même les choix stylistiques de Franju ont pu paraître déconcertants à l’heure où la Nouvelle Vague explosait. Christiane, Edna, Paulette et Jacques figurent une jeunesse sacrifiée par des adultes sans scrupules, capables de la détruire tout en professant qu'ils œuvrent pour son bien. Une misère sentimentale (Christiane et Jacques) ou sociale (Edna tombe dans la gueule du loup parce qu'elle cherche une chambre peu onéreuse, Paulette se fait coincer par la police après un vol dérisoire) caractérise ces jeunes gens qui semblent n’avoir d'autre choix, pour se libérer du joug de leurs bourreaux, que de se suicider (Edna) ou de retourner les armes des adultes contre eux (Christiane). La timide et effarouchée Edna forme un pendant avec la triste et nymphomane Florence. Elles représentent une génération perdue qui doit s'abandonner à un mal de vivre transmuté en oisiveté pour tenter de mener son existence. De ce constat amer, les emblèmes du pouvoir ne sortent pas grandies. Les représentants de la police sont tournés en ridicule (le plan échafaudé avec Paulette se solde par un fiasco). Quant à Genessier, il n'imagine pas d'autre voie pour le bonheur de sa fille que de plier la réalité à ses vues. Arrogant et cynique, parfois violent, il est incapable d’assumer ses erreurs et préfère soutenir mordicus l'illusion qu'il peut les effacer. Faut-il voir en lui la concentration des vices et de la brutalité du patriarcat ? Tout porte à le croire, surtout la première scène dans laquelle il apparaît, tandis qu’il donne une conférence à un parterre significatif de spectateurs : hommes d’Eglise, industriels ou notables, tout ce que la société française compte alors de personnalités légitimes est réunie pour se faire miroiter l'espoir d'une jeunesse éternelle.


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Face aux Yeux sans Visage, il est évidemment difficile de ne pas penser à Frankenstein. Salle d'opération secrète, manipulation de cadavres, visitation nocturne d'un cimetière, tentation démiurgique du chirurgien, mais aussi révolte de Christiane qui est d'abord une créature tragique dans les mains de son père : nombreux sont les éléments invitant à reconnaître en Genessier une actualisation du célèbre savant de Mary Shelley. La griserie que lui donnent ses réussites maintient longtemps le soupçon qu'il veuille guérir sa fille par souci d'accroître son prestige. On aurait tort pourtant de le réduire à cette dimension, car c'est surtout par amour pour elle qu’il se fait barbare. C'est une infinie tendresse qui le mène sur la voie du sang. Derrière un air fruste et cassant se cache un cœur ardent, enfermé dans une logique d'affection paternelle aveugle. Christiane exprime à l'égard de son géniteur des sentiments beaucoup plus contrastés, et la beauté du film tient en partie au fait que, sous un masque sans expression, se devine une âme tiraillée. Affligée, haineuse sûrement de lui devoir la ruine de son apparence et de le voir commettre des crimes en son nom, elle n'en est pas moins respectueuse d'un père dans lequel elle est tentée d'espérer. Elle déteste en lui son bourreau ; elle est prête à pardonner beaucoup au sauveur. Autant que de la mélancolie, elle laisse percer une infinie reconnaissance dans la scène où elle peut enfin se montrer en pleine lumière. Muse autant qu’objet, Édith Scob a les yeux paralysants de la Minerve casquée du Testament d’Orphée. Avec son physique de porcelaine, elle concentre à elle seule tout le singulier projet du cinéaste. Le film dessine en creux le portrait de cette actrice, incarnation vivante de la poésie pour Franju. Il cristallise à travers la comédienne toutes les thématiques du mystère et de l'étrange, du désir mêlé à la peur de voir. Les visions se fixent sur notre rétine car le réalisateur sait en prélever des fragments, en mouler l’empreinte, en enregistrer les métamorphoses avec la précision de l’inéluctable. Franju est un cinéaste objectif, qui filme personnages et objets simplement parce qu’ils sont là, dans leur présence irréfutable, mystérieuse, opaque. La seule chose qui reste longtemps dérobée au regard du spectateur, qui lui est dissimulée par le hors-champ ou le masque, c’est le visage de Christiane.


Il n’est visible qu’une fois la greffe réussie. Filmé de manière rapprochée, il apparaît sans la moindre dramatisation : aucune musique, aucun effet de suspense. Son étrangeté naturelle n'en est que plus frappante. Genessier a beau dire qu'il s'agit du "vrai visage" de Christiane, Louise lui trouve un caractère "angélique" qui ne lui appartenait pas auparavant. Il se donne ainsi à voir dans un état de pure énigme. Faire durer plus longtemps la perception de ce visage, c’était le condamner à perdre sa délicatesse mortifère en laissant le spectateur s'habituer à lui. Alors, sans plus attendre, Franju le rend au terrible de la disgrâce physique et le fait littéralement pourrir devant les yeux du spectateur. À peine Genessier a-t-il avoué à Louise que l'opération a raté que plusieurs photographies de Christiane se suivent, laissant voir un peu plus les ravages de l’œdème sous-cutané qui nécrose le greffon hétéroplastique. La peau se tache, se fendille et devient une chair morte. Les symptômes dermatologiques sont montrés avec le plus scrupuleux des réalismes, en un dispositif qui n’est pas sans faire songer aux rapports médico-légistes. Cette destruction progressive et inexorable est accompagnée en voix off du commentaire expert de Genessier. Un temps proche de la vie, le visage se dissout, entraînant dans sa chute la fin pathétique du film. C'en est dès lors terminé de l'attachement de Christiane pour son père. L'amour qu'il lui porte est de toute manière pathogène : aimer vraiment Christiane devrait conduire Genessier à reconnaître ses limites et à l'aider à vivre au grand jour telle qu’elle est. Il est d'ailleurs symboliquement fort qu'il ait cru nécessaire de la faire passer pour décédée afin d'agir en toute discrétion. Le docteur a en réalité réduit sa fille à l'état de morte-vivante. Parfois auréolée d'une lumière diaphane, Christiane, qu'on voie en elle un ange ou un fantôme, n'est déjà plus de ce monde. Associée à de multiples reprises aux animaux innocents (les colombes légères auxquelles elle ressemble tant, mais aussi les chiens qui servent de cobayes et qu’elle vient embrasser dans leurs cages, portée par une empathie profonde), elle se révolte sur un mode instinctif. Elle tue Louise avec le scalpel qui devait lui rendre le bonheur et livre son père aux chiens. Au risque d'une naïveté dans laquelle il ne sombre pourtant jamais, Franju fait triompher la nature sur la culture, les sentiments pleins et primitifs d'une jeune femme sur les sentiments torturés d'un savant qui pensait dans son délire pouvoir mettre le mal au service du bien. Christiane n'est pourtant pas sauve et c'est pourquoi ce film magnifique est une tragédie : en s'avançant au milieu d’un vol de colombes, elle rejoint un monde qui n'est certainement pas celui des hommes. Dans son grand parc où l’impossible devient probable, Franju libère les cavales blanches de l’imagination.


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Thaddeus
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