Paul Raison est énarque et conseiller de Bruno Juge, ministre de l’économie et des finances. C’est dire qu’à quelques mois de la présidentielle de 2027, il a de quoi faire pour occuper ses jours et ses soirées, Bruno étant pressenti pour occuper un poste majeur après les élections. Pour corser le tout, de mystérieuses attaques terroristes perpétrées aux quatre coins de la planète, sans qu’il soit aisé de découvrir le lien qui les unit, menacent d’ébranler l’équilibre mondial. Ses rares moments libres, notre héros, la petite cinquantaine pas vraiment assumée, les passe devant des documentaires animaliers. Sa vie matrimoniale et sexuelle est au point mort, cela fait des mois qu’il n’a plus croisé sa femme dans leur vaste appartement parisien. Sa famille proche lui est presqu’aussi étrangère. Mais son existence morose va changer lorsque son père, victime d’un AVC, est hospitalisé puis placé dans une maison de revalidation qui se révèle l’antichambre d’un sinistre EHPAD et qu’il devient urgent de le sortir de là, coûte que coûte.
Dans ce huitième roman, Houellebecq reprend des thèmes qui lui sont chers: le désenchantement face à une existence banale et dépourvue de sens, le délabrement des corps, des âmes et des relations humaines qui est le propre de l’humanité, les hommes n’étant après tout que de "petites boules de merde". Contrairement à ce que pourrait donner à croire l’expression précédente, le style est nettement moins incisif, moins caustique que ce à quoi l’auteur nous avait habitués. De ce fait, sa lecture ne m'a pas semblé aussi jouissive, ce qui ne l'empêche nullement d'être émouvante par endroits : même si le roman est moins radicalement pessimiste qu’il n’y parait, on ne peut qu’être touché par le destin du principal protagoniste et des membres de sa famille, les dernières pages étant particulièrement bouleversantes si pas éprouvantes.
Houellebecq dresse de son héros un portrait moins caricatural que dans ses romans précédents (encore que sa médiocrité intrinsèque cadrant mal avec son statut et ses fonctions, le trait puisse paraître forcé) et son propos semble nettement moins outrancier. Si bien qu’on ne peut douter me semble-t-il de la gémellité entre le héros et son créateur, porteur de la même désespérance face à la vieillesse, la maladie et la mort, dénonçant tout comme lui le mercantilisme et le capitalisme déshumanisant des sociétés post-modernes, assumant sans complexe son sexisme, les femmes n’étant jamais aussi épanouies que quand elles baisent ou cuisinent. Cependant, son individualisme désespéré cède peu à peu le pas à l’ébauche d’une compréhension mutuelle, d’une possible entraide, et même d’une communion amoureuse (presqu’exclusivement basée sur le sexe il est vrai, la communication verbale restant pour le héros quelque chose d’impossible à réaliser, même avec ses proches) le tout évidemment sur fond de pessimisme désabusé puisque la mort reste l’horizon indépassable et souvent plus vite qu’on ne le voudrait.
Reste que ce roman souffre à mes yeux de plusieurs défauts majeurs. Des trois fils narratifs qui constituent l’intrigue, un seul me semble véritablement abouti. Ainsi, quel est vraiment l’intérêt de situer l’action en 2027? Ah mais oui, suis-je bête : 2022, à en croire l’auteur de Soumission, devait voir l’avènement d’un président musulman. Alors bon, Houellebecq n’est pas Nostradamus mais un écrivain qui se contente d’explorer le champ des possibles, reste que situer au même moment deux élections présidentielles aux résultats aussi dissemblables, ce n’était pas très crédible. Il est vrai que le fait qu’il nous prédise 10 ans de Macronie après avoir envisagé un tout autre scénario dans un précédent roman ne me paraît pas nécessairement plus cohérent, enfin passons. Reste qu'au-delà du non événement que constituerait l’élection d’un homme de paille pour permettre au président actuel de revenir dans la course par la suite, quel est l’intérêt d’imaginer notre société dans un futur proche? Si Soumission s’appuyait sur des dynamiques et des tensions présentes au moment de sa rédaction pour anticiper ce qu’elles pourraient produire, il faut bien constater que la France envisagée ce nouvel opus est soit la copie conforme du monde d’aujourd’hui (mêmes intervenants politiques, mêmes émissions TV, mêmes animateurs dont Michel Drucker, là je comprends mieux la désespérance) soit pas vraiment reliée à son passé récent (par quel miracle économique les finances postpandémie sont-elles au beau fixe?) Du point de vue sociétal, on constate une banalisation du vote pour le RN, mais n’est-ce pas déjà le cas aujourd’hui ? L’auteur nous prédit également la généralisation de l’euthanasie et la suppression du poste de premier ministre : en fait d’anticipation, c’est tout de même un peu maigre.
Plus grave encore à mes yeux : le roman s’ouvre sur une énigme qui promet d’être palpitante et semblait devoir nous entraîner dans un thriller aux rebondissements multiples sur fond d’écoterrorisme, de cybercriminalité, d’ésotérisme voire de satanisme. Mais voilà : non seulement cette énigme ne sera jamais résolue mais elle passera carrément à la trappe dans la dernière partie du roman, dont la construction paraît du coup assez bancale et déçoit forcément. A ce déséquilibre déjà bien agaçant, à cette rupture du contrat narratif s’ajoutent les multiples réflexions affligeantes de banalité du personnage principal à propos de tout et de rien, dont on se dit parfois qu’on en entend de plus abouties dans n’importe quel café du commerce. Pour un bouquin qu’on tente de nous vendre comme une œuvre majeure, ces défauts font un peu tache.
Bref, un roman inégal qui se lit sans déplaisir ni véritable jubilation mais dont la fin, il est vrai, se révèle des plus poignantes et ce d’autant plus qu’elle ne manque pas de faire écho à notre propre destinée qui tôt ou tard nous met aux prises avec "les sanglantes mathématiques qui ordonnent notre condition" comme l’écrivait Camus. De là à voir en Houellebecq le digne successeur de l’auteur de L’Etranger et du Mythe de Sisyphe, il y a un pas que je n’ai nullement l’intention de franchir.