Anna Karénine est le dernier des trois Longs romans de Tolstoï. Il en commence la rédaction à partir de 1873, soit 4 ans après Guerre et Paix et l'achève en 1877 à l'âge de 49 ans. Ce roman parait sous forme de feuilleton dans le Messager Russe. Inutile de préciser que la haute bourgeoisie russe s'arrachait le journal à sa sortie, puisque le milieu qui est dépeint est le leur. Construit en 8 parties, Anna Karénine est un livre long, très long( 985 pages dans sa version poche, traduction française), autant dire que peu en sont arrivés à la fin. Mais j'en fait partie.
Contrairement à ce que son titre peut laisser comprendre, ce roman n'a pas pour objet exclusivement Anna Karénine, et même loin de là. En réalité, il s'agit de la vie de deux couples. le couple adultère composé de Vronskï et AK, et l'autre couple formé de Levine et son épouse Katarina dite Kitty, et bien sur des autres personnages, plus secondaires, qui gravitent autour d'eux, comme Oblonski, le frère d'Anna, qui est marié avec la sœur de Kitty, ou Karénine, le mari trompé. On s'aperçoit assez rapidement que le personnage principal du roman est Levine, et AK est vite laissée de côté. Présentée au début comme un personnage enchanteur, pour peu que sa psychologie soit creusée ensuite, elle est présentée comme une femme perdue, et bientôt comme une hystérique puis une démente. De ce point de vue, les quelques pages de "stream of consciousness" qui précèdent son suicide sont brillants et avant gardistes.
Cette passion qui va faire Vronskï abandonner Kitty, qui va causer le malheur pour un temps de Lévine et de cette dernière, et le bonheur d'Anna pour un moment, et la honte sociale de Karénine, cette passion va durer très brièvement, avant de faire place à l'ennui, d'une manière très schopenhauerienne, (qui est évoqué abondamment dans l'œuvre). Comme je l'ai dit, le grand auteur russe va se désintéresser rapidement de cette courte passion pour se focaliser sur Levine, son double littéraire et ses questionnements philosophiques. Par l'intermédiaire de ce personnage il va nous faire part de ses doutes, de ses décalages avec sa société.
Si les discussions pseudo-philosophiques de cette bourgeoisie russe abrutie ne nous sont pas épargnées, ni les plus grosses énormités qu'ils peuvent proférer, les réflexions du Levine ne volent guère plus haut. Cela a le mérite de nous montrer une Russie complètement dépassée par la modernité et les problèmes sociaux. Beaucoup d'entre eux essayaient maladroitement de saisir ce que seul un homme réussit à faire : Karl Marx qui publie le Capital en 1867, soit peu de temps avant ce livre que je critique ici. Mais, si ce livre est fondamental, parce qu'il donnera lieu par l'esprit à la révolution, il n'en est pas fait mention. Comme Dieu, il brille par son absence et son silence, et c'est ce qui paradoxalement le rend si présent. Anna Karénine est un anti-capital. Anna Karénine pose les problèmes - maladroitement s'il en est - quand le Capital donne les réponses.
Car ce qui frappe en premier dans Anna Karénine c'est la nullité de la réflexion philosophique d'une haute société russe décadente dans laquelle Tolstoï s'inclut très honnêtement. Ayant lu je dois dire, peu de temps avant Cevdet Bey et ses fils, du prix Nobel de littérature turc Orhan Pamuk, j'ai été particulièrement frappé par la ressemblance entre les deux œuvres, et ce, à de nombreux aspects, et notamment par la pauvreté de la logorrhée des personnages dont nous sommes abreuvés par baquets. Anna Karénine est un livre qu'il faut avoir lu une fois dans sa vie, mais il est loin d'être le chef d'œuvre qu'on présente, notamment Nabokov sur la quatrième de couverture de l'édition que j'avais entre les mains (l'ayant lu ou non). À vrai dire, je dois avouer au lecteur qui est arrivé jusqu'au bout de cette critique que c'est le premier Tolstoï que je lis et je vais remettre à plus tard ma lecture de Guerre et Paix. Eh oui, immédiatement Anna Karénine chute à la 30ème place de mon classement des meilleurs livres russes ! En attendant, des livres comme Oblomov ou l'Idiot sont de vrais chef d'œuvres de la littérature russe et mondiale que je vous conseille de lire si ce n'est pas déjà fait, ou de relire si vous n'aviez pas remarqué. Moi en attendant, je retourne à Pamuk.